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La DÉmocratie FÉodale

Hasard heureux. En sortant de l’appartement, je ne pensais pas dévier de ma routine. Prendre le bus, qui va à Liberté 6. Descendre avant la « Boulangerie jaune ». Rallier le bureau. Mais ce matin, je me suis retrouvé nez à nez avec un chauffeur de taxi, qui m’avait déposé, très tard dans la soirée, la semaine dernière. Je l’ai reconnu, en entendant sa voix. Il portait la même casquette, et le même masque avec le logo de Nike. Un portrait de Serigne Babacar Sy était accroché à son rétroviseur. Une figurine de cheval, en plastique, flottait sur son tableau de bord. Il parlait fort. Il était en train d’envoyer un message vocal sur WhatsApp. Je me suis approché de la voiture et je l’ai salué. Lui rappelant notre discussion de la dernière fois. Il a ri, affectueusement. Puis, il m’a demandé si je cherchais un taxi. J’étais un peu hésitant car j’avais prévu de marcher un peu, et de prendre le bus. Finalement, j’ai acquiescé. 

– Je vais au rond-point de la « Boulangerie jaune ». 

– C’est 2000. 

– Non, on y va à 1500. 

– Monte. 

La femme, qui venait de descendre, m’avertit, l’air moqueur : « Il met la musique trop fort. En plus, il ne parle pas doucement. Je te conseille d’aller prendre un autre taxi. » À bord, je lui ai demandé si son camarade, qui vit en Côte d’Ivoire, se portait bien. « Oui, je l’ai même eu ce matin sur WhatsApp. On a échangé dans le groupe ». L’autre soir, je l’avais entendu discuter avec quelqu’un. Il s’agissait d’un de ses amis d’enfance, établi en Côte d’Ivoire. Il lui envoyait un message vocal, pour prendre des nouvelles. En rigolant, il lui demandait de s’éloigner des troubles. Il faisait référence aux manifestations, à Abidjan, contre Alassane Ouattara. « J’ai vu que ça chauffe là-bas. Il ne faut pas te mêler de leurs histoires. Les hommes politiques sont tous pareils. Même moi, ici, je suis loin de la politique. Quand il y a une manifestation, je m’éloigne de la ville. C’est plus sûr, on ne sait jamais. Rien ne vaut la paix. »

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Il parlait, certes, en taquinant son ami. Mais, c’est vraiment le genre de propos qui ne me laisse pas indifférent. Dès qu’il eût terminé d’envoyer son message, j’ai engagé la conversation. 

– Mais grand, c’est la politique qui fait avancer la société. Je comprends ton point de vue, mais si nous nous désengageons tous, nos pays ne vont jamais changer. Les hommes politiques véreux attendent justement, de toi et de moi, des autres Sénégalais aussi, un relâchement. Comme ça, ils peuvent mener tranquillement leurs actions égoïstes et destructrices. C’est parce que nous ne sommes pas vigilants qu’ils font ce qu’ils veulent. 

– Qu’est-ce qui a changé au Sénégal, depuis Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky ? Rien. Ils sont tous pareils. C’est toujours la même chose. Ils viennent et profitent. Nous devons être intelligents et le savoir. Chacun doit gérer au niveau de sa famille et de ses proches.

– C’est bien. Après, si chacun ne s’occupe que de son propre entourage, les choses ne vont pas, véritablement, s’arranger.

– J’investis aussi dans mon village. Avec des amis, on a construit une école coranique là où nous habitons, en cotisant chacun. Nous n’attendons personne. Nous voulons même construire un dispensaire. 

– Grand, tu fais de la politique alors. Le terme est devenu péjoratif mais à la base, l’objectif de la politique est d’organiser la vie en société et de rendre le passage de l’Homme, sur terre, plus agréable. Ce que tu fais avec tes amis, c’est très louable. Après, il y a une autre dimension de la politique, qui est celle de la pratique du gouvernement et de la prise de décision. En fait, vous pouvez faire de votre mieux, à votre niveau. Mais ce sont les maires, les députés, les ministres, le président qui gèrent les affaires publiques. Ils ont presque un droit de vie et de mort sur nous tous. Si, par exemple, le président de la République avait construit des hôpitaux partout au Sénégal, au lieu de son TER, ça aurait pu sauver des vies. 

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J’essayais de traduire tant bien que mal, en wolof, cette citation : « Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même. » J’avançais qu’un autre Sénégal était possible. Qu’avec des autorités vertueuses et capables, on pourrait vivre dans un pays complètement différent. Où chacun pourrait envoyer ses enfants dans de bonnes écoles. Que les jeunes pourraient vivre décemment, au lieu de chercher à mourir dans la mer ou dans le désert. J’ajoutais qu’il nous faudrait des hommes et des femmes audacieux, probes. Pour mener des réformes et sortir des vieux schémas de prédation et d’immobilisme. Je n’étais pas convainquant. Apparemment. Le chauffeur de taxi n’attendait, visiblement, plus rien des hommes politiques.

– Ce ne sera jamais possible. Nos dirigeants aiment trop le pouvoir. Regarde ce qui se passe en Côte d’Ivoire. Tout le monde espérait que Ouattara allait faire du bon travail et changer les choses. Aujourd’hui, il est prêt à tout, pour rester au pouvoir. Il ne faut pas se fatiguer, rien ne changera ici. 

On avait arrêté la discussion, devant chez moi. Quelque part, j’étais dépité par tant de pessimisme. Mais, au fond, le chauffeur de taxi n’avait pas vraiment tort. C’est normal de penser que l’horizon politique se rétrécit. 60 ans après les indépendances, l’impression est la même, partout en Afrique. Les dirigeants politiques, ex-défenseurs zélés de la démocratie et parangons autoproclamés de la liberté, deviennent les fossoyeurs de cette même démocratie. Ils peuvent tuer d’innocents citoyens, pour se maintenir au pouvoir. C’est, aussi, très normal de penser que les hommes et les femmes politiques sont interchangeables. Les transformations économiques ne suivent pas les alternances politiques. Très peu de changements sont visibles. Le découragement est, tout à fait, logique. 

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Seulement, nous oublions parfois que les dirigeants politiques sont à l’image de la société. Il y a des liaisons entre l’art politique et les valeurs sociales. S’il n’y a pas de grandes avancées institutionnelles, c’est parce que le corps social ne le permet pas, vraiment. La société sénégalaise favorise les injustices, les intérêts des puissants. Et en vérité, elle est encore structurellement féodale. Les structures sociales, dans la majorité des pays africains, sont sclérosées. Elles ne bougent pas. On veut la démocratie, la justice, l’égalité, des droits et des libertés politiques sans entraves. Or, la société n’est pas démocratique. Elle n’est pas égalitaire – il n’y a qu’à voir la persistance des castes au Sénégal. Par ailleurs, personne ne conçoit, ici, d’imposer aux nombreux fiefs – coutumiers et religieux -, de respecter scrupuleusement l’idée de démocratie. 

Ce que nous demandons aux hommes politiques est contraire à la production sociale. En réalité, les hommes politiques agissent en concordance avec l’esprit qui gouverne nos communautés. Arrivés au pouvoir, ils deviennent réactionnaires car la société est réactionnaire. Ils se comportent en monarques, comme tout bon chef traditionnel. Avec leurs bouffons, leurs griots, leur procession majestueuse. Ils sont habités par le culte de la personnalité. L’infrastructure humaine qui dirige ne peut pas se dissocier de la structure sociale qu’elle représente. Nos utopies politiques ne concordent pas avec le mouvement de la société. Voilà la contradiction qu’il faut résoudre et qui n’est pas simple.

Retrouvez sur SenePlus, « Notes de terrain », la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.

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