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MalÉdiction

MalÉdiction

Il y a comme une sorte de malédiction dans nos pays. Les dirigeants se succèdent et s’adonnent aux mêmes pratiques. Ils suscitent tous beaucoup d’espoir au début de leur règne et finalement renoncent à leurs ambitions de départ. Cela entraîne une déception du peuple. Dans certains pays, l’indignation est canalisée, amplifiée et prise en charge par des mouvements socio-politiques. Elle est souvent exprimée sous forme de contestation, qui, lorsqu’elle atteint un certain niveau, entraîne manifestations, chaos, désordres et coups d’État. Dans d’autres pays, même si les germes de la contestation sont contenus ou annihilés à la base, l’indignation demeure et s’extériorise sous d’autres formes.

Quel est le lien entre cette malédiction et le niveau de conscience féodale dominant dans nos pays ?

Quelle est la nature du système de valeurs qui entretient cette situation ?

Y a-t-il une tendance inverse du cours de cette histoire qui se répète de façon inexorable ?

Le passage de la conscience féodale dominante à l’esprit républicain exige de nous tous un temps d’éducation

Nous avons certes des républiques, mais dans nos têtes, populations et dirigeants confondus, nous fonctionnons comme si nous étions dans des clans ou des royaumes.

Le système de valeur dominant est celui des anciennes sociétés féodales. Étant fondamentalement basé sur la réciprocité, sa face vertueuse, il secrète et amplifie sur l’autre face, hors de son contexte naturel, des tares qui ont pour nom : népotisme, gabegie, clientélisme, exhibitionnisme et corruption.

Le système de valeur dominant du capitalisme moderne, née sous la renaissance, s’est développé avec le mouvement des lumières et est arrivé à la phase d’effervescence durant la révolution française. D’après certains observateurs, ce système a véritablement acquis sa maturité dans les années 60. Nous oublions souvent que le droit de vote des femmes en France a été institué en 1944. Il a fallu plusieurs siècles, ponctués de luttes et d’affrontements, avant de se défaire complètement de l’ancien système féodal. Ici dans notre sous-région, nous avons eu juste 60 ans de pratique de vie républicaine par nous-mêmes. Est-ce suffisant pour asseoir une conscience citoyenne nationale et républicaine ? A une ou deux générations près, nous sommes tous issus des zones rurales. Est-ce possible de se départir des pratiques féodales en si peu de temps ?

 Nous sommes en train de faire l’expérience de ce nouveau système de valeur qui coexiste avec les anciens. Comment assurer l’harmonie entre eux en tirant le meilleur de chacun ? Le rapport final des assises nationales du Sénégal l’avait amplement mis en exergue : « D’emblée, il faut relever une crise des valeurs qui résulte d’une intégration insuffisante, instable et conflictuelle de divers systèmes de référence, comprenant des valeurs traditionnelles endogènes, des valeurs religieuses et des valeurs globalisées. »

Prééminence du système de valeur féodal

Penser que les dirigeants politiques sont exclusivement responsables de cette situation est une vue parcellaire. Bien sûr qu’ils ont la plus grosse part de responsabilité. Mais reconnaissons que les acteurs (le dirigeant, les têtes de réseau et le peuple) participent à la vie et à l’entretien de ce modèle réel dont le système de valeur constitue la partie liée aux idées et visions du monde. On retrouve les mêmes difficultés dans tous nos pays.

 Le dirigeant politique 

– le dirigeant s’engage initialement à respecter la constitution, puis revient sur les dispositions de cette loi fondamentale pour perpétuer son règne ; dans le même registre, les moyens légaux sont savamment utilisés pour écarter un ou des adversaires ;

– le dirigeant s’engage fortement à lutter contre la corruption et le népotisme, puis y renonce après quelques années ;

Combien sont ces dirigeants à qui leur entourage (courtisans, griots, laudateurs etc.) n’a pas fait comprendre qu’ils étaient des rois ? Grand opposant et éminent universitaire, adepte des principes républicains et démocratiques, il finit par croire ce qu’on lui dit et ce qu’on lui montre quotidiennement, d’autant plus que cette posture est plus adéquate pour gérer ses « arrières ». Combien sont-ils à penser qu’ils ne peuvent tomber dans ces travers et qui après, pris dans le jeu des interactions, «glissent» de façon inexorable ?

Les têtes de réseau 

Les têtes de réseau sont des leaders d’opinion, des dignitaires coutumiers ou religieux. Elles sont souvent placées entre le peuple et les dirigeants politiques. Certains parmi eux reçoivent des requêtes de la part des populations, elles les remontent aux dirigeants politiques. Dans l’autre sens, ces derniers leur offrent les moyens qu’ils redistribuent aux populations, en vue d’obtenir leur suffrage lors des échéances électorales. Les têtes de réseau apportent une grosse contribution en faveur de la « paix » au sens de l’absence de troubles, car les populations les écoutent.  Combien parmi elles jouent simplement ce rôle de stabilisateur social sans trop mettre l’accent sur leurs intérêts personnels ?

Les populations

Programmes, vision n’intéressent pas les populations. Elles sont, dans leurs larges majorités, attachées à ces têtes de réseau et prêts à s’engager dans la direction indiquée pourvu qu’on s’occupe de leurs besoins immédiats. Cela met le dirigeant devant un vrai dilemme. Dois-je mettre la priorité sur leurs requêtes diverses et variées du court terme (le mouton de la Tabaski, l’ordonnance, l’argent pour organiser un baptême) et mettre au second plan les questions de construction de la cité ? Malheureusement, nombreux sont les politiciens qui répondent à cette question en adoptant le chemin de moindre résistance.

Les interactions

Chaque acteur joue un rôle vis-à-vis des deux autres. Les dirigeants réclament des suffrages ; les têtes de réseau jouent le rôle d’intermédiaires actifs ou passifs ; le peuple déploie (dans une large mesure) sa stratégie de satisfaction à court terme. Et la boucle à trois est parfaite. Qui instrumentalise et qui subit l’instrumentalisation ? Chacun agit et subit. Ce type d’interactions existe dans tous nos pays avec des formes variées, mais les citoyens s’en détachent d’autant plus qu’ils acquièrent une conscience nationale, républicaine.

Les dirigeants se transforment et deviennent d’autres hommes. La même personne qui prête serment n’est plus la même trois mois après, six mois plus tard, deux ans après, etc. Est-ce une « victime-innocente » ou un « acteur-coupable» ? Peut-être les deux à la fois.

Les dirigeants sont face à un système qui ressemble bien à un tourbillon. Trop proche de lui, il vous aspire et vous avez les mains liées. Trop loin de lui, il vous rejette et vous n’avez aucun moyen d’agir sur lui. Question : quelle est la bonne distance à entretenir vis-à-vis de ce tourbillon ?

Un de mes amis m’a raconté qu’il est foncièrement contre la corruption. Il préfère payer l’amende plutôt que remettre de l’argent à un policier. Mais un jour il a eu affaire à un policier qui l’a «eu». Avec le sourire, ce dernier lui a dit qu’il «attendait» le premier automobiliste qui ne va pas respecter le panneau de stop, car depuis ce matin il n’a rien avalé. «Je ne pouvais ne pas lui offrir quelque chose ». Est-ce de la corruption ? Oui. Combien sommes-nous à adopter la position de rigueur dans une telle circonstance ?

Les têtes de réseau sont certainement le groupe le plus sollicité par les requêtes des uns et des autres. Combien sommes-nous à nous rendre vers un Chef coutumier ou religieux influant, en cas de difficulté ou pour simplement satisfaire une requête ? Doivent-ils rejeter ces demandes ? Quelle doit être leur posture face à ces demandes ? Peut-on et doit-on les associer à la définition de ces postures ?

Inverser le cours de l’histoire

La probabilité est très grande de perpétuer le même système sans une évolution des mentalités et de la manière de faire la politique. Nous devons travailler à élever nos niveaux de conscience, en passant de la mentalité clanique (mon clan et moi d’abord) à l’esprit républicain, à la conscience citoyenne. En s’appuyant sur les éléments positifs des différents systèmes de valeur présents, il est possible de trouver une bonne harmonie.

Pour inverser le cours de l’histoire, il suffit de bien appliquer les conclusions issues du rapport des assises nationales (en les actualisant bien sûr). Elles se résument en une alliance entre la bonne gouvernance et l’émergence économique. Celles-ci deviennent de plus en plus une demande des pôles les plus avancées de notre société (diaspora, intellectuels, couches moyennes de la population).

Il est permis d’espérer quand on voit :

  • un Iman qui réclame l’État de droit, républicain, laïque et démocratique ; il est intéressant de noter également son insistance sur l’éducation des masses populaires afin d’élever leur niveau de conscience citoyenne ; on voit déjà qu’il fait des émules dans d’autres pays ;
  • des jeunes citoyens qui s’engagent sur le terrain politique ou démocratique en changeant d’argumentaire aux populations (« Oui pour la construction de la cité et Non au règlement des besoins immédiats et individuels ») ;
  • des artistes et leaders d’opinion, jusque-là dans la réserve, qui élèvent la voix pour protester contre la mal gouvernance, le despotisme et le népotisme, etc.
  • des diasporas attachées à leur pays, contribuant concrètement à son développement et qui font entendre de plus en plus leur voix pour la bonne gouvernance et l’émergence.

Malédiction ou cours naturel des choses ? Le plus important est de voir comment dépasser ce stade. Il y a dans cet article beaucoup plus de questions que de réponses. C’est une petite contribution qui alerte sur l’urgence de développer notre conscience citoyenne et républicaine. C’est là que git le lièvre. Sommes-nous tous concernés ? Oui.







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