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Christophe Colomb, Decapiter Le Mythe

Christophe Colomb, Decapiter Le Mythe

«Et il ne lui venait pas à l’idée qu’il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne insipide.  C’était un très bon nègre.» Aimé Césaire, Dans: CAHIER D’UN RETOUR AU PAYS NATAL.

Sur le droit de houer

Nous vivons, entourés et d’une certaine manière piégés par un univers de symboles. Ainsi, individu, peuple, personne, communauté, Etat, c’est dans l’inter-échange que nous découvrons qui nous sommes au milieu des entrelacs d’un cadre symbolique avec ses relations au pouvoir. La définition du « qui nous sommes » est établie phénoménologiquement.

Le langage institue l’ordre de notre situation biographique, notre « ici » et notre « maintenant », pour nous donner la possibilité de nous interpréter nous-mêmes et par la même la réalité. Et les limites gnoséologiques de la cage dorée que représentent les catégories taxonomiques, et la représentation par et à travers le langage sont, la modération, la controverse et l’exercice dialectique qui remettent en question les visions uniques déguisées en consensus. Les luttes politiques sont toujours menées dans l’arène du sens. Une statue ou un monument colonial symbolise quelque chose, et il serait très intéressant de savoir quoi pour chacun de nous, quoi pour soimême, quoi pour nous-mêmes, quoi pour les autres.

Revenant à l’origine pour comprendre, imaginons la joie cynique des lettres de Christophe Colomb à ses rois. Un mois après son arrivée sur l’île d’Espagne, Colomb prévient que la terre est fertile et les hommes dociles.

Dans sa lettre, il n’y a pas de promesse de mettre fin à l’éternelle famine européenne, mais plutôt le joyeux espoir de générer des profits. Le symbole dans sa lettre n’est pas celui de la justice ou de l’espoir mais plutôt celui de la domination, sa comptabilité ne fait pas référence à des vies mais à des revenus et des pertes, à des projections de marché (1). À partir de ce moment-là, La Colonia est devenue un pilier du système capitaliste en tant que fournisseur de matières premières abondantes et de main-d’œuvre « ultra-bon » marché et jetable.

Les administrateurs coloniaux successifs jusqu’à Léopold II de Belgique se rendent alors compte que seul le travail forcé rend l’exploitation des colonies rentable. C’est la réalité. Pour le cacher, l’architecture coloniale a généré un sens alternatif pour laver le visage culturel de ce que nous appelons génériquement «l’Occident». Elle a déguisé la violence de l’accumulation primitive, elle a couvert la guerre, les meurtres et les déplacements, elle a caché le fait que les hommes de cette époque-là reconnaissaient déjà que leurs actes n’étaient ni légaux ni civilisés, mais qu’ elles étaient et le sont encore -comme beaucoup de ses économistes l’ont reconnu- « un mal nécessaire », et de surcroit elle a fabriqué la justification de son invasion pour obtenir des avantages tout en dissimulant la viabilité de la conquête aux autres puissances coloniales.

Couvrant ses péchés visibles au nom de la civilisation et de la religion, l’univers du discours ambigu fait son apparition et opère dans les colonies avec la carotte idéologique dans une main et le gourdin dans l’autre. Et le symbole a été créé. C’est ainsi que l’Amérique s’est retrouvée envahie par des statues de Christophe Colomb oint comme découvreur, explorateur naïf, curieux et intrépide, «grand homme», homme d’affaires pervers investi comme un modèle pour l’humanité.

Peter Tosh, poète subversif de la Jamaïque, a averti: « Vous enseignez Christophe Colomb aux jeunes, et vous avez dit qu’il était un homme très grand. » et « d’abord tu es venu et tu nous as vendu le christianisme, cependant que tous tes membres convoitaient juste la vanité. Leur disant de te faire confiance fidèlement, Ne voyant pas que c’est le retour de l’esclavage, Tu nous as enseigné que le paradis se trouve très haut dans le ciel. Que nous ne pouvons l’atteindre que si nous mourons. » (2) Les indépendantistes n’ont pas essayé de changer cette idée de la «grandeur» coloniale ; ils l’ont juste reformatée pour donner une certaine continuité aux dominations nationalistes parce que l’idéologie et la religion civilisationnistes avaient été certifiées comme instruments efficaces de contrôle social. La manipulation perverse des concepts de civilisation et de religion (humaniste et rédemptrice) représente l’oppression historique de l’Occident sur les colonies.

Pour des raisons pratiques, l’Europe est à la fois coquine et sale. Putride et sournoise. Comme ces basques médiévaux qui cachaient des portions de la merde que les gens chiaient : elle ment sur son propre mal et sa violence pratique pour insister sur le fait que la colonie n’était pas pure ambition, mais successivement, spiritualité religieuse, mission civilisatrice, développement et coopération, héritage de paix, démocratie, les droits de l’homme…

En revanche, elle a utilisé l’impulsion de la plus-value coloniale à sa richesse nationale pour se construire un bel avenir. Pendant qu’elle s’illuminait elle nous refusait l’éducation ; quand elle nous éduquait au dogme religieux, elle se familiarisait avec la discussion philosophique et scientifique, et se technologisait tandis que la pauvreté de siècles d’exploitation nous plongeait dans un obscurantisme médiéval. Mais nous n’abandonnons pas sans résistance. La première rébellion américaine en 1521 eut lieu dans les plantations de Diego Colón, le même endroit qui exalta l’âme économique de Christophe Colomb. Ce fut d’une violence exemplaire qui montrait clairement que ni l’un ni l’autre des parties ne croyaient en «leur temps» au prétexte de la civilisation et l’amour religieux. Les colons se sont équipés derrière des murs, ont renforcé leurs effectifs militaires, surveillé plus efficacement et ont puni en spoliant la vie. Les subversifs ont été accusés de briser l’ordre de l’amour de dieu et la raison de la civilisation.

En réalité, c’était contre le marché que les pauvres s’étaient levés. Mais, comme de notoriété, le langage a tendance à se ranger du côté du pouvoir, aussi, l’on ne pouvait le défier sans en être en retour puni. Les rébellions ou les répressions ne manquaient pas, et le symbole transformait la liberté en péché. L’on ne pouvait pas non plus considérer, comme civilisé de couper, non pas la tête d’un symbole (dieu ou colonisateur transformé en statue) mais les têtes des colonisateurs. des décennies de défi ont dû s’écouler pour que nous sentions qu’il était juste de récupérer la liberté par la rébellion, et des siècles de domination douloureuse ont dû passer pour que nous nous donnions la permission d’être violents. Il est heureux que les révolutions triomphantes du XXe siècle aient restauré notre confiance dans la révolte et que nous nous soyons retrouvés dans les philosophies libératrices. Nous avons acquis de nouvelles manières d’interpréter la réalité concrète ; nous avons remplacé l’idée de l’attente civilisatrice, de la mission humaniste et religieuse par celle de la concrétisation des actes historiques de domination, d’invasion et de conquête ; nous avons souligné qu’en Amérique il n’y avait pas eu de découverte mais une conquête et qu’en Afrique il n’y avait pas développement mais pillage.

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Le changement de sens nous a permis de justifier notre droit à nous lever. Fanon a insisté dans certains de ses textes: «Le colonialisme n’est pas une machine à penser, ce n’est pas un corps doté de raison. C’est la violence à l’état de nature, et elle ne peut s’incliner que devant une violence plus grande »(3). Rétrospectivement, il est au moins curieux que la violence scrutée, étudiée, interrogée, remise en question et formatée soit la nôtre, et non la violence cachée de la métropole, toujours déguisée en bonnes intentions.

Même dans le cas qui nous concerne, celui des statues et monuments coloniaux, planter la statue d’un marchand d’esclaves meurtrier sur un piédestal dans le centre administratif d’une ville n’est pas considéré comme un acte de violence, mais c’est la casser ou la déboulonner qui l’est. Les concepts d’honorer-vandaliser chargés de morale sont opposés: vandaliser est mauvais, rendre hommage est bien. Et l’on insiste sur la naïveté de ces hommes qui voulaient apporter la civilisation, l’Histoire laquelle est désormais ce qui est passé et qui ne se reproduira plus. Et l’on dit qu’il faut leur pardonner car ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient. Mais, certes ils le savaient !

2. Sur la distinction entre la canne insipide et la subversion du symbole

Il est vrai que nous nous sommes fréquemment remis aux termes philosophiques, politiques, humanistes du colon. Il est impossible de faire autrement. Nous avons été formés à son école ; nous avons nourri notre âme avec sa culture et sucé à la mamelle de son histoire. Mais les instruments du langage, même les siens, nous pouvons, de manière subversive, les transformer en outils propres à nous, pour ainsi sarcler notre terre avec ses concepts et ses mots, en les dotant du référent qui fait la preuve de leur validité. Parce que l’Occident a tendance à se regarder le nombril et à décréter le jour ou la nuit pour tout le monde.

C’est ainsi qu’a été décrété l’interdit sur la violence coloniale: ce que nous sommes ne l’est plus, maintenant nous sommes des êtres de lumière. Comment ne pas nous laisser amuser par certains de leurs eurocentrismes (comme celui par lequel l’on affirme que le «mal radical» ne s’est exprimé que dans l’Holocauste, comme si dans le tiers monde nous ne connaissions pas de maux beaucoup plus radicaux). d’autres devraient être dûment pris en compte pour connaître, sur la base anthropologique cet Occident nouveau et «pacifié».

Entre autres, Lipovetsky affirme qu’ils (nous aussi par extension peut-être) sont progressivement devenus “des sociétés profondément contrôlées dans lesquelles les actes de violence interindividuelle ne cessent de diminuer, où l’usage de la force discrédite ceux qui le font, où la cruauté et la brutalité suscitent l’indignation et l’horreur, où le plaisir et la violence sont séparés. (4) Pouvons-nous croire que ces sociétés sont maintenant si différentes de ce qu’elles étaient hier ?

L’Europe se dit repentante de certains excès de son passé, se regarde dans le miroir et souffre un peu de la guerre franquiste, de l’holocauste, et, bien qu’elle n’ose pas se retourner pour regarder la ligne qu’elle a négligemment baptisée, «choses de son temps», elle s’excuse en ritournelle. Elle pleure l’expression maximale de la perte de son humanité, de la rupture de sa culture et de sa philosophie dans ces tragédies modernes, qui, contrairement à nos épisodes coloniaux, sont considérées comme des confrontations à la cour céleste. Mais elle a toujours été comme ça, nous pourrions faire remarquer depuis les colonies, que le mal fait partie de ses belles traditions, et les preuves ne manquent pas qui montrent que le camp de concentration nazi a été expérimenté auparavant parmi les Herero et Nama et que le régime de Franco n’a fait que répéter en Espagne ses crimes du Rif et de Guinée équatoriale.

Certes, il parait qu’il n’y aura pas de nouvel holocauste sur son territoire géographique, mais il semble que cela ne soit valable que dans un sens, la direction demeurant la même. dans le tiers monde, nous ne trouverons plus d’esclaves qui brûlent les champs et abattent leurs maîtres. Mais nous continuerons de retrouver le drame humain des esclaves tués pour assurer l’obéissance à l’ordre, dans les mines, dans les champs pétrolifères, dans les fermes. Et ce ne sera pas l’Occident qui fera à nouveau l’erreur insensible d’honorer un administrateur colonial avec une statue ; mais il consacrera les nouvelles icônes de l’entreprise néocoloniale sur les nouveaux socles des réseaux sociaux et des médias, comme des hommes et des femmes d’une réussite souhaitable : des statues moins immanentes mais plus globales. Il n’a pas changé ; l’Occident a le même visage de toujours, son ambition de fer impose un ordre de répression et de contrôle. Il laissera les migrants mourir dans la mer ou le désert, il battra les étudiants et les travailleurs, ses policiers briseront le cou aux minorités, ses soldats aideront les compagnies minières ou pétrolières à polluer l’air et l’eau, laisseront les peuples autochtones mourir de faim ou de maladies curables, pour voler leurs terres.

 Et son ancien visage de « civilisation » et de « spiritualité » nous laissera démanteler les statues et les monuments coloniaux parce qu’il a réalisé du fond du cœur, qu’ils offensent notre sens politisé de la vision. Il insistera également sur le fait que la violence et les perturbations sont antipolitiques; et il imposera avec une nouvelle religion de faux symboles appelée dits politiquement correct, un voile de silence sur la vérité qui seule compte c’est-à-dire que le capitalisme continue de dévorer les hommes, même s’il prétend qu’obliger les racistes à ne pas appeler un nègre, nígger est un triomphe dans le halo des revendications.

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Revenons au fait : le postmodernisme occidental insiste sur sa nouvelle bonté acquise. L’Occident histrionique se gronde pour montrer qu’il est bouleversé par l’esclavage, la traite, la domination violente, mais ce n’est pas l’éthique, la morale ou la déontologie qui guident ses actions, mais le même politiquement correct, cela à des fins de gouvernance. L’Occident s’éloigne du mal radical parce que celui-ci est bananier et de mauvais goût et ruine son image parfaite de modèle social-démocrate idéal. Il ne partagera pas le monde et ses marchés avec nous car le profit est sacré et c’est le sien. Mais il nous donnera en aumône dans le creux de la main la portion congrue du système statique sous la forme d’un quota de bonté (sexe, race, ethnicité, minorité).

C’est en vertu de ce quota de bonté sociale, que nous nous sentons offensés à la vue d’une statue coloniale sur notre place publique la plus proche. C’est aussi et au nom du politiquement correct que, quelqu’un s’excusera auprès de nous, publiquement et à genoux et reconnaîtra que tout cela a fait partie d’une histoire primitive déjà vaincue. Cependant, ce mea culpa informatisé et viral ne suffira pas à évaluer le coût du pillage des richesses géographiques dans le développement contemporain et à les restituer, ni à fermer les chaînes productives qui fondent les profits sur l’exploitation continue des misérables dans les néocolonies, ni pour partager les progrès technologiques ou scientifiques réalisés grâce aux profits coloniaux, ni pour changer les droits des mineurs illégaux ou pour inverser la tendance au manque de droits de propriété des femmes…

Que les manifestants soient autorisés à jeter une statue dans la rivière, qu’ils soient autorisés à la peindre, à l’abattre ou à la démolir, qu’un gouvernement local prenne l’initiative de déboulonner Linné, Rhodes, Léopold II, que la statue soit plus tard remplacée par celle d’un esclave enchaîné ou un activiste noir, ces actes ne seront pas des triomphes de la liberté. Cela signifie peut-être que les Noirs et les peuples autochtones d’Amérique sont importants en tant que symbole social postmoderne, mais non en tant que personnes réelles, car mettre fin à notre faim et à notre pauvreté ne fait pas partie du catalogue des objectifs à court terme du politiquement correct. Parce que la signification actuelle inhérente à l’euphorie de Colomb pour ses gains possibles, s’est élargie à travers les nouvelles techniques de commercialisation du système qui amplifie ses bases de consommation : il faut être «décent» (féministe, antiraciste, animaliste, proLGTTBI, Vegan, écologiste) pour continuer á vendre. Nous faisons partie de la clientèle préférée du marketing politique qui utilise le politiquement correct pour gagner notre faveur.

Certes, c’est ce politiquement correct qui a autrefois tenté de s’imposer comme outil de prévention de la violence contre les minorités et qui est maintenant un monolithe dictatorial qui cache les injustices les plus profondes de la violence capitaliste, nous faisant croire que nous gagnons de l’espace, car si nous demandons une poupée barbie noire, grosse, atteinte de vitiligo et en fauteuil roulant, nous l’aurons. si notre «black is beautiful» a besoin d’un film de super-héros noirs, nous l’aurons, même s’il décaféine l’image emblématique du black Panther, mouvement de résistance, pour donner sa place au roi Tchachala de Wakanda.

Le film sera considéré comme une fierté raciale car les populations noires du monde commenceraient à être considérés comme des protagonistes de ces espaces précédemment interdits et battront des records au guichet pour montrer que le capitalisme gagne toujours quand il est décent et correct. de la même manière, si nous avons besoin que la ville de Los Angeles ait une mairesse noire et lesbienne, nous l’aurons et on la vendra comme telle avant de reconnaître ses compétences professionnelles. si nous avons besoin de renverser une statue, cela nous sera accordé afin de laver le visage du système dans une sorte de toilettage de l’Histoire. Mais en même temps, dans ces mêmes endroits, les travailleurs «essentiels» de la pandémie et qui ne sont pas autorisés à se mettre en quarantaine sont noirs et latinos.

L’ordre économique capitaliste se perpétue et bénéficie en et des mêmes symboles constants au sein de la colonie américaine, la traite, la colonie africaine, l’extractivisme néocolonial. Et pourtant il insiste sur le fait qu’il ne peut y avoir de violence plus féroce que la sienne. Nos rages sporadiques, brisées et faibles seront à peine une bouderie contre une statue, et ne guériront pas, même si une rue change de nom ou si un monument disparaît d’un piédestal. Lacan dit quelque part que seul ce qui est nommé dans la culture existe. C’est ainsi que les héros de la colonie ont été nommés pour exister et leurs histoires ont été écrites dans la pierre et leurs images dans le bronze, pour que nous désirions être à leur image et ressemblance, les reconnaître dans l’ordre du pouvoir qui leur permettait de se légitimer au-dessus de nous.

Et le moyen de les renommer et de nous renommer est de nous construire nous-mêmes, – plutôt de nous re-construire- et d’arracher les symboles pour nous rétablir. Le besoin transhistorique de démontrer ce qui est évident devrait être le test le plus concluant pour discréditer les symboles coloniaux européens: nous aurions dû montrer que nos droits sont les mêmes, que ce que fait l’Occident, c’est de piller, que nous n’avons pas besoin de tutelle, que nous ne sommes ni stupides, ni des sauvages inutiles et déstructurés. Cette reconstruction qui a consommé une grande partie de la pensée philosophique des libérations démontre le potentiel de la violence matérielle et idéologique de l’Occident avec laquelle s’impose la différence d’accès aux ressources qui nous a placés dans le sous-développement technologique et scientifique. Certes, ces statues représentent cet ordre du «divin incontestable», mais les supprimer ne détruit pas cet ordre du sacré colonial, nous continuons à offrir des vies et des corps en sacrifice. C’est peut-être pour cela que la droite rance de Macron insiste pour les garder.

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 La question fondamentale c’est comment changer la réalité concrète en la réinterprétant, sans offrir des utopies irréalisables ou des abstractions intellectualistes sans valeur ? Parce que la véritable subversion du symbole passe par la subversion de sa référence, changer le symbole n’est possible que si nous transformons la réalité à laquelle il se réfère. Enzo Traverso (5) dit que retirer les statues n’effacera pas l’histoire mais nous la fera voir plus clairement et que l’histoire peut aussi être racontée du point de vue de ses victimes. Mais il parle de l’histoire des victimes du passé ; supprimer des statues ne change pas le symbole historiquement continué et ne prétend pas permettre non plus de raconter l’histoire des victimes du présent. Il faudra de l’honnêteté politique pour reconnaître que la suppression, le remplacement ou la décapitation des statues et des monuments ne changera pas de manière significative les relations de pouvoir de nos anciennes nations néo-colonisées avec les nations encore colonisatrices.

 L’important sera de définir la linéarité et la permanence de la pensée occidentale qui, d’une part, continue de définir le chemin civilisationnel en cours tout en perpétuant son pillage et d’autre part continue de planifier le comment vivre pour tant d’autres siècles de choses étranges à venir. Tel est le paradoxe présent même dans la discussion sur le patrimoine: la violence de les retirer de la mémoire historique est remise en question, mais non la violence symbolique de les perpétuer. Reconnaître ce double discours nous rendrait moins vulnérables à leurs symboles, cela ferait de nous des générateurs de réactions légitimes de dissidence, de rejet et de résistance… Jusqu’au jour où, retirer la statue de la place publique sera un véritable symbole de justice sociale et non un document du politiquement correct.

3. Sur la canne semée dans la terre.

N’oublions pas non plus que même si nous sommes divergents dans nos opinions, la discussion sur l’Occident ne sera pas la nôtre, sa droite rance défend ses statues, la gauche ‘cool’ joue un rôle de condescendance enfantine et en même temps de sainte Inquisition. Nous ne devons céder à aucune de leurs manières de nous interpréter, car cette discussion doit être la nôtre, pour ouvrir des agoras et forger des philosophies, des visions du monde, des analyses du passé afin de faire des propositions pour l’avenir. Il y a ceux qui voient à tort une rupture stérile de «l’unité» dans cette discussion, comme si le désaccord était synonyme d’un manque d’accord, comme si pour construire le chemin, il fallait suivre un leurre, comme si nous devions nous honorer d’héritier de cet Occident qui n’a pas encore appris à ne pas imposer des visions uniques déguisées en consensus. Nos représentations sont nées de l’exercice dialectique sur la place publique.

La problématique qui surgit de ces discussions sur les monuments coloniaux n’est ni facile ni mineure, et il n’y a pas de réponse unique car elle concerne des phénomènes aussi complexes que l’identité et l’identification, qui sont des fondamentaux dans le choix communautaire de l’ensemble des symboles qui définissent le destin commun. C’est pourquoi il est important que nous ne soyons pas tous d’accord et que nous puissions nous écouter sur tous les tons possibles de l’échange, pour établir des objectifs communs, pour définir les divergences inacceptables, pour nous nommer dans notre culture par nos propres moyens, dans nos formes de représentation politique, pour exister à partir de notre autoréférentialité. Ce qui doit être clair, c’est que l’enlèvement du symbole par le pouvoir ou la récupération du symbole par le contrepouvoir s’inscrit dans une guerre idéologique qui justifie, légitime ou défie les relations de pouvoir.

Tant la défense que la suppression des statues et monuments coloniaux, l’un ou l’autre, pourraient se situer dans la même structure univoque d’un système qui ne veut changer qu’en apparence. Car si regagner la domaine d’un symbole ne transforme pas politiquement les hommes et les femmes, c’est-à-dire si cela ne les rend pas plus capables d’interpréter leur réalité, si cela ne leur fournit pas les outils pour prendre des décisions sur leur propre émancipation, cela signifie peut-être que nous plaçons la lutte pour le sens dans un non-lieu, et que peut-être devrions-nous d’abord pointer les autres symboles de la domination transhistorique, tels que l’argent et le marché, le profit et le travail. Le symbole qui est l’objectif de notre destruction, construction ou reconstruction, doit nous permettre de cesser d’être misérable. si les statues disparaissent, nous ne perdons pas forcément notre mémoire ou notre histoire, si nous sommes vigilants, mais nous courons le risque de croire que ce qu’elles symbolisent, ce qu’elles représentent, ce qu’elles signifient, a aussi disparu.

Et ce n’est toujours pas le cas. Je ne dis pas qu’ils ne sont ni à supprimer ni à démolir, j’insiste pour qu’on n’oublie pas que ce qu’ils représentent est toujours là avec nous, immanent et terrible. La colonie n’est pas partie. Ce qui reste comme une leçon de ces jours, c’est que cette discussion est en vigueur chaque jour depuis 500 ans, 300 ans, 100 ans, cette année, les vers de Roque dalton: «Je crois aux poings levés et à l’impardonnabilité de l’oppression». Ne pardonnons pas, n’oublions pas et ne croyons pas que la fin des monuments coloniaux est, loin s’en faut, la fin de nos peines coloniales. Houons, creusons, coupons tout.

deuxième lettre de relation

You Can’t blame the Youth, Peter Tosh

Fanon, F., Los condenados de la Tierra, FCE, México 1965, p 54

Lipovetsky, La era del vacío, Anagrama, barcelona 2000, p 189

Traverso Enzo: derribar estatuas no borra la historia, nos hace verla con más claridad, https://nuso.org/articulo/estatuas-historia-memoria/

*Palmira Telésforo Cruz est communicologue, politologue et chercheure universitaire, issue de la diáspora noire mexicaine. Pendant une dizaine d’années elle a travaillé au développement de la Casa Hankili Àfrica, Centro Historico, Ciudad de México







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