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La MulÂtresse Solitude BientÔt Statuffiee A Paris

La mairie de Paris a décidé d’ériger un monument représentant la mythique combattante contre le système esclavagiste, connue sous le nom de « Solitude ». Une fois n’est pas coutume. Ce 26 septembre, « La maire Anne Hidalgo a inauguré dans le 17e arrondissement un jardin portant le nom de la mulâtresse Solitude, un geste symbolique très fort », nous apprend francetvinfo. Cependant, nous dit Makhily Gassama, « ce beau geste de la maire de Paris n’affectera en rien, en Afrique, notre détermination à lutter contre les symboles de l’héroïsme « colonial » français, qui souillent nos places publiques et nos principales voies de circulation ». Qui est la mulâtresse Solitude ? Elle constitue une figure qui subjugue à la fois l’historien et l’homme d’art ; voilà pourquoi le remarquable roman d’André Schwartz-Bart, « La mulâtresse Solitude», est plus qu’une œuvre romanesque ; c’est une reconstitution historique de la vie de l’héroïne africaine, que la ville de Paris a voulu honorer. Cette étude critique de Makhily Gassama que voici, sur l’œuvre d’André Schwartz-Bart, permet d’avoir une certaine idée de la grandeur du personnage historique que fut cette femme d’exception, originaire de Casamance. Le Témoin

Nous nous en allons dans la nuit Nous marchons dans les ténèbres Dans la douleur et dans la mort.

Les cent millions d’hommes et de femmes arrachés violemment à la terre africaine eussent pu, à juste titre, déclamer ces vers apparemment surréalistes, pourtant réels, que chante un personnage de La mulâtresse Solitude, loin de sa patrie. Et les propos eussent pu être légitimement les leurs.

Publié en 1972 chez seuil, ce roman est à lire et à relire, à méditer au moment où les révisionnistes se reprennent du service pour consolider la mondialisation et l’affreux néo-libéralisme au détriment du développement de l’Afrique; il est à relire dans cette étouffante ambiance afro-pessimiste, créée et entretenue par certains milieux en Occident, forts de l’appui des intellectuels et hauts cadres africains, friands de distinctions venues de l’ancien colonisateur, et forts aussi du comportement dévastateur de la plupart des gouvernants africains. Ce roman est l’œuvre d’un grand militant des droits humains. « Ce livre, nous dit l’éditeur, est le premier d’un cycle qui se déroule de 1760 à nos jours. Le volume précédent, Un plat de porc aux bananes vertes, publié sous la signature d’André et Simone Schwartz Bart, en constituait le prélude ».

La promesse n’a pas été tenue – hélas ! – pour des raisons certainement indépendantes de la volonté des auteurs . La mulâtresse Solitude d’André Schwartz Bart, romancier français d’origine juive polonaise, décédé le 30 septembre 2006, est l’histoire tragique d’une mulâtresse, d’une femme diola de la Casamance, capturée par les trafiquants d’esclaves alors qu’elle était toute frémissante de jeunesse et de beauté. Qui la viola et lui fit donner naissance à Rosalie, qui sera plus tard connue sous le nom de solitude ? Un négrier inconnu. Le mystérieux hyménée d’une nuit sans nom, auquel notre héroïne devait la vie, eut lieu à bord d’un bateau négrier, qui acheminait une cargaison de chair humaine vers la Guadeloupe.

Enfant, elle est surnommée « deux âmes » ; adolescente, elle porta le nom de « solitude ». Nous y reviendrons. Il s’agit d’une reconstitution historique ; d’où la précision des dates et des lieux où s’était déroulée l’action. La mère de notre héroïne, Bayangumay, est née en 1750 « dans un paysage calme et compliqué de delta, en une contrée où se mêlaient les eaux claires d’un fleuve, les eaux vertes d’un océan, les eaux noires d’un marigot – et où l’âme était encore immortelle, dit-on ».

C’était à cette vénérée terre des Ancêtres qu’elle fut arrachée pour se retrouver dans un bateau négrier dont elle ignorait la destination. Ainsi du XVe au XIXe siècle, plus de cent millions d’hommes et de femmes, pour la plupart des adolescents, des hommes et femmes solidement bâtis, furent arrachés de force à l’affection des leurs, guidés vers de sombres ports. depuis le jour où « le prince Henri ordonna que ses caravelles allassent, armées, pour la paix et pour la guerre, au pays de Guinée où les gens sont extrêmement noirs », depuis le jour où Vasco de Gama écrivit : « nous cherchons des Chrétiens et des épices », depuis ces jours-là, le fléau le plus meurtrier, le crime le plus abominable contre l’humanité tant par sa cruauté que par le nombre des victimes, que par sa durée, s’abattit, telle une nuée de sauterelles, sur le continent africain ; et, comme dit notre illustre historien Joseph Ki-Zerbo, « ce fut le grand passage vers le tonneau sans fond du marché américain »ii . Les marchands européens se groupaient au sein des compagnies aux dimensions de plus en plus importantes pour réduire à l’esclavage des êtres dont le tort – semblait-il – était de posséder des qualités comme l’endurance et d’avoir été militairement faibles.

Ces hommes et femmes étaient échangés contre de la pacotille. dès qu’ils franchissaient la passerelle les conduisant dans l’obscur fond du navire, ils cessaient, aux yeux des trafiquants et à leurs propres yeux, d’appartenir à l’humanité, à l’humaine condition : ils devenaient une espèce d’êtres intermédiaires entre l’homme et l’animal dans le meilleur des cas ou, dans le pire, entre l’animal et le minéral. Le théologien David Boullier n’écrivait-il pas dans son Essai philosophique sur l’âme des bêtes que « les singes paraissent avoir plus d’esprit que les Nègres, leurs compatriotes »iii. En tenant compte de tels préjugés soigneusement entretenus, dont les répercussions continuent de peser sur nos relations avec le monde occidental, on comprend pourquoi il était fréquent de séparer des êtres intimement unis : l’homme de la femme, la mère de l’enfant, le frère de la sœur… Ainsi solitude fut séparée de sa mère. C’est l’atmosphère dans laquelle vivaient ces hommes et femmes marqués, comme des animaux, « au fer rouge sur la poitrine, la fesse ou le sein, aux initiales du propriétaire », que le talentueux romancier, André Schwartz Bart, essaie de restituer dans La mulâtresse Solitude. L’auteur nous apprend qu’ « à la naissance de Bayangumay [la mère de notre héroïne], la grande ville des bords du fleuve, lieu d’ombre et de luxe, de tranquillité, portait encore le nom de Sigi : Assieds-toi. Mais depuis qu’on y embarquait des esclaves, elle n’était plus connue que sous le nom de Sigi-Thyor : « Assieds-toi et pleure ». En dépit de toutes les précautions prises, en dépit de leur connaissance de la forêt, des marais si peu accessibles, en dépit de leur courage physique et moral, de leur goût immodéré pour la liberté, les diolas ne parvinrent pas à échapper au mal du siècle. Ni les forêts, ni les marais, ni les palissades épineuses qui entouraient désormais les concessions, ni les vagissements de l’enfant, ni les sanglots de la mère n’empêchaient ce terrible microbe d’accomplir son immense œuvre de destruction.

La scène, dans laquelle André Schwartz Bart nous dépeint la capture de Bayangumay, constitue incontestablement une remarquable réussite littéraire : un merveilleux morceau d’anthologie ! devant ce tableau pittoresque et réaliste, nous sentons vibrer les fibres de notre cœur. A vrai dire, André Schwartz Bart n’est pas seulement un romancier d’une sensibilité assurément très délicate ; c’est aussi, à n’en pas douter, un grand humaniste qui sent le mal le secouer dans la chair. La malheureuse mère de notre héroïne « ne s’était jamais acclimatée au pays. En moins de quelques années, cette toute jeune négritte, presque une enfant, était devenue l’une de ces horribles vieilles aux yeux vides, qui sont la plaie des plantations ».

Sa fille portait le beau nom de Rosalie, mais comme ses yeux étaient de couleurs différentes, on l’appelait « deux âmes ». séparée de sa mère, elle se recroquevilla dans une solitude bouleversante et était devenue, come dirait notre romancier Ferdinand Oyono, « la chose qui obéit ». Agissait elle ?

Oui, mais seulement pour exécuter des ordres. Pensait-elle ? Oui, mais ses pensées sont des rêves, volatiles, qui rendaient ses pas si légers sur cette terre maudite à laquelle elle se sentait étrangère, des pas si légers qu’elle donnait l’impression de vouloir se détacher à jamais de ce monde. Rien ne semblait plus réussir à l’émouvoir, car son regard était tout accaparé par un monde si différent de celui-ci, un monde dont sa maman savait narrer les émouvantes beautés, un monde humain, bref le monde des hommes, comme disent les Mandings. Aucune relation entre sa vie intérieure, happée par l’Afrique, et ses activités quotidiennes, dictées par le maître du jour.

Sans volonté manifeste, c’était comme un rocher qui se meut au gré des vagues. On l’appelait désormais « solitude ». En effet, « vers l’âge de douze ans, la petite fille de Bayangumay tourna en Zombi-cornes. En ce temps-là, disent les vieux conteurs créoles, la malédiction était sur le dos du nègre et le talonnait sans arrêt ; on se couchait avec son esprit pour se réveiller chien, crapaud de mares ou Zombi, comme aujourd’hui l’on se réveille avec un cheveu blanc […] ; il y avait une grande variété d’Ombres dans les îles à sucre : nègres morts animés par magie, nègres vivants qui avaient chu dans un corps de bête et d’autres, d’autres encore, dont l’âme était Zombi-cornes. Ils avançaient comme des bœufs de labour et leur tâche accomplie, s’arrêtaient tout d’une pièce : ils restaient là, debout comme des bœufs de labour. Les Zombi-cornes étaient tout simplement des personnes que leur âme avait abandonnées ; ils demeuraient vivants, mais l’âme n’y était plus ».

Solitude appartenait à l’univers de ces êtres doubles, éclatés entre deux mondes. L’Africain Maïmouna, un personnage singulier et attachant, n’apparaît malheureusement qu’à la 116ème page de ce roman de 139 pages ! son détachement surprenant dans un monde fait de souffrances, des cris des agonisants, de l’absence de mémoire et de toute échelle de valeurs – en somme un être « vidé » – font de lui un personnage énigmatique qui rejoint, guidé par une fierté discrète, les personnages mythiques d’Albert Camus : Maïmouna était lié à son jardin comme Sisyphe à son rocher.

Les événements se précipitent dans les dernières pages du roman. Comme, plus tard, l’héroïne diola, Aline Sitoé Diatta de Casamance, solitude devint le grand phénomène du jour. Vivante, elle semblait déjà appartenir à l’Histoire. Une foule enthousiaste la suivit dans la forêt, se battit farouchement contre les maîtres, défiant la mort dans leur marche « triomphale ». Il existe des circonstances privilégiées qui nous enseignent la grandeur surhumaine de la foi religieuse. Ainsi, en pleine bataille – la dernière – on voyait des « couples entrelacés, des personnes humaines qui se donnaient l’accolade, se serraient la main en disant : à tout à l’heure au ciel, mon frère ! »

Capturée par l’ennemi, solitude sera exécutée le 19 novembre 1802 après avoir donné naissance à un enfant. si elle n’avait pas été exécutée dès sa capture, c’était uniquement pour sauver la vie à son enfant, un nouvel esclave qui consolera le maître de la perte de la mère. Ce sont les descendants de ces braves gens que nous rencontrons parfois dans les rues de nos villes débraillées : plongés dans un immense rêve intérieur qui les ronge continuellement, ils semblent murmurer des mots qui nous sont étrangers… Ils reviennent sur la terre de leurs ancêtres avec un cœur presque semblable au nôtre, les yeux rivés sur des horizons qui sont les nôtres, mais ils reviennent plus lucides, plus déterminés dans l’action que nous ne le sommes. Ce sont les hommes et femmes de la diaspora, les hommes et femmes de la Grande dispersion. On les éparpilla à travers le monde comme des produits exotiques. Quand ils parlent ou écrivent tantôt on dirait qu’ils prient comme prient les moines, tantôt on dirait qu’ils hurlent comme savent hurler les êtres arrachés à l’affection des êtres les plus chers. devant le sinistre spectacle de nos échecs depuis les « Indépendances » des pays africains, devant les désastres honteux de la Françafrique, devant notre insupportable complexe de dépendance, nous avons certainement besoin de leur assistance, de partager leurs expériences, de nous inspirer de certaines de leurs vertus forgées dans la souffrance et le labeur, car la volonté de domination d’autres hommes a voulu que nous répondions tous au triste rendez-vous de l’Histoire : eux, déportés ; nous, colonisés.

i André Schwartz Bart, au cours d’un déjeuner à Paris, m’avait parlé de ce projet. J’ai été tellement fasciné par La mulâtresse Solitude, que j’ai invité l’auteur à donner un cours sur son œuvre à l’Université des Mutants de Gorée au sénégal. Il accepta, mais en fut finalement empêché.

ii Joseph Ki-Zerbo, Histoire de l’Afrique noire, Librairie A. Hatier, Paris, 1973. Voir en particulier le chapitre intitulé « Les premiers contacts avec les Européens et la traite des Noirs du XVe au XIXe siècle », pp. 205-226. Dire qu’il existe actuellement des intellectuels africains, des historiens en l’occurrence, qui dénoncent ce qu’ils appellent prétentieusement « la victimisation » devant les crimes les plus abominables de l’histoire : 4 siècles de traite négrière (sans comptabiliser la longue et pénible traite des Noirs commises par les Arabes), 3 siècles de colonisation ! Quelle aberration ! J’approuve, avec fermeté, les combats que continuent de mener les Juifs pour le respect de la mémoire même si la tragédie dont ils étaient victimes ne s’est étendue que sur quelques années. iii Cité par J. Ki-Zerbo, id.







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