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Le Grand Dessein

Le Grand Dessein

Vendredi 30 octobre 2020. Cela ne changera certainement pas le cours de l’histoire. Les jeux sont faits depuis longtemps. Le plan marche à merveille. Les manifestations, les morts, les résistances et les contestations. Tout cela était prévu. Alpha Condé n’a pas changé la Constitution, divisé les Guinéens, et marché sur son peuple pour se voir ravir, même à la loyale, le scrutin présidentiel. Il ira jusqu’au bout de son idée : mourir au pouvoir. Avec une mesquinerie inouïe. Il sera difficile d’entraver le scénario. Un vieux tyran ne part jamais de manière pacifique et démocratique. Mais il faut continuer à dire non, à la mascarade. Ces milliers de manifestants, rassemblés à la Place de la Nation, sont dans leurs droits. C’est aussi leur devoir, de rester debout. De continuer à se faire entendre. Ce qui est choquant, c’est de savoir que toutes ces personnes ont été empêchées de participer à l’élection présidentielle. 

Je n’imaginais pas trouver autant de monde à la Place de la Nation. La dernière fois qu’il y avait autant de personnes présentes en ce lieu, c’était lors des manifestations de 2011 et de 2012, contre la candidature de Wade. À un moment, il était même impossible de se frayer un chemin. Je suis parti m’installer juste devant la porte de l’école élémentaire en face. J’attendais mon petit frère. De là, on pouvait voir les colonnes formées par les manifestants. La foule était si nombreuse que l’on entendait difficilement les speakers qui se relayaient sur l’estrade. Des vagues déferlaient. De partout. Les regards étaient déterminés. On pouvait sentir une énergie, rageuse. Comme si tous ces gens portaient une humiliation. Qu’il fallait expurger. De cette communion authentique, émanait une profonde dignité. Beaucoup de colère aussi. L’assistance hurlait. De temps en temps, un cercueil factice de Condé parcourait les rangées, et tanguait entre des mains sévères.

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Des vieux. Des enfants. Des jeunes filles. Des femmes âgées. Des jeunes hommes. Il y avait une flamme. D’hommes et de femmes surexcités. Réclamant justice. Lorsque l’hymne nationale de la Guinée a retenti, les voix se sont élevées. Je n’ai retenu que « liberté » et « unité africaine ». Les vieux, debout juste à côté, ne semblaient pas connaître les paroles. Un homme, la vingtaine, engoncé dans un ample bogolan blanc, s’est mis à crier. Les yeux fermés. Comme un dément. À la fin de la représentation musicale, le batteur de jembe, qui s’était recueilli en silence, a repris de plus belle sa partition. Et on voyait son visage énergique et les nerfs de son cou se tendre. Il égayait les personnes agglutinées autour de lui. D’autres lui jetaient de l’eau, comme s’il voulaient maintenir sa ferveur.

Des cris tonnaient çà et là. Au loin, des klaxons ininterrompus se faisaient entendre. Plusieurs personnes tenaient des mégaphones. L’une d’entre elle martelait : « Alla boni ! Alpha mari ! » Les vuvuzelas et les sifflets crépitaient, par intermittence. Il y avait des processions de gens qui couraient dans tous les sens. Chantant et dansant. Sur les pancartes, on pouvait lire : « Respectez la justice », « Tirez pas sur le peuple », « Cellou président », « Honte aux forces de défense ». Il y avait des photos de Cellou Dalein affichées sur les cartons, collées à des tee-shirts, pendues sur les poitrines à la manière des effigies de marabouts. Des drapeaux étaient accrochés aux épaules, noués autour des tailles. Parfois, ils émergeaient au milieu de la foule, et voguaient au-dessus de toute cette turbulence. Un homme, poing en l’air, dégoulinant de sueurs, est passé juste devant moi. Il arborait, lui, le drapeau du Sénégal. 

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Il n’y avait pas que des Guinéens. Beaucoup de Sénégalais étaient là. D’ailleurs, comment faire la différence entre le Sénégal et la Guinée ? Je n’ai jamais mis les pieds à Labé, à Conakry, ou à Kankan. Ni dans aucune autre contrée de la Guinée. Il y a pourtant cette partie de moi, qui vient de là-bas. Que je chéris depuis toujours. Un jour, je compte découvrir ses racines. Et pourquoi pas, obtenir la double nationalité. Ce serait un retour aux sources légitime. Une manière, aussi, de m’affranchir de ces barrières factices. Ces frontières inutiles qui séparent les peuples de la sous-région. Nous avons les mêmes valeurs morales, culturelles et spirituelles. Au Sénégal, au Mali en Guinée Conakry, en Guinée Bissau, au Mali, en Gambie. 

Les frontières qui délimitent nos pays doivent tomber. Car entre le musulman du Fuuta-Jalon, l’animiste de la Basse-Casamance, le chrétien de Bafata, la même âme est tapie à l’intérieur. Entre le soussou de Kindia, le mandingue de Brikama et de Bakau, le soninke de Bakel, le pël de Labé, le manjak et le balant, le papel et le bijago, le kisi et le koniake, le dogon, il y a les mêmes imaginaires. La même ontologie fondatrice. Certes, les particularités ne manquent pas. Aussi, des discordes ont jalonné notre passé commun. Dans les grandes carrières des peuples, il ne peut manquer des moments de sécession. Mais s’il existe des différences, par la langue et parfois par la stratification sociale, il n’en demeure pas moins qu’il y a une synthèse à faire pour que le meilleur de chacun soit pris. Le pire extirpé. C’est un paradoxe de continuer à soutenir les délimitations coloniales. Nous nous ressemblons. C’est pourquoi nous vivons ensemble depuis des temps immémoriaux.

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L’énergie populaire est quasiment détournée sur des futilités, sur la ruse et les sentiments primaires, en Afrique. C’est ce qu’il y a de plus simple pour trouver audience. Nous devons nous dresser contre ce schéma. Qui méprise notre humanité. Qui nous appauvrit spirituellement. Dans notre espace ouest-africain – partout en Afrique en général -, le malentendu n’a que trop durer. Il est temps de nous diriger vers notre dessein. Celui d’une grande nation. Un pays nouveau, bâti dans le respect et la tolérance des identités plurielles. Où un mandingue et un pël pourront être en compétition électorale. Sans que personne ne se soucie des appartenances ethniques. Les seuls critères pour les partager seront alors les réponses apportées aux problèmes vitaux. 

L’arrivée de mon frère a interrompu mes réflexions. Il a été rejoint, quelques minutes plus tard, par ses camarades activistes. Ils étaient effarés par l’immensité de la foule. Ils chouinaient, accusant presque les Sénégalais d’être moins politisés que leurs frères Guinéens. « Eux, ils sont prêts. Ils ne sont pas comme nous. Ils savent se révolter. » Je les entendais dire. Je n’étais pas d’accord. Au fond, pensais-je, il n’y avait pas « eux » et « nous ». C’est le même peuple, constitué de confessions et d’ethnies différentes, divisé hier par le colon et aujourd’hui manipulé par les mystificateurs et les ambitieux. Si nous arrivons à cette compréhension, nous pourrons nous aimer pour de vrai en frères et en sœurs. Et alors nous serons porteurs d’une grande idée de la compréhension humaine. De l’esprit d’ouverture et de fraternité. Et nous serons forts, pour affronter les tyrans. Et tous les problèmes du siècle.

Retrouvez sur SenePlus, « Notes de terrain », la chronique de notre éditorialiste Paap Seen tous les dimanches.

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