En matière de démocratie, la Guinée d’Alpha Condé en est là où était le Sénégal de Abdou Diouf à la fin des années 1980, quand on restait des jours sans avoir des résultats, avec chaque camp qui donnait ses chiffres. La suspicion légitime pré-électorale débouchait souvent sur la violence post-électorale comme en 1988, avec l’Etat d’urgence. Le Mali, avec le coup d’Etat d’août 2020, est retourné aussi dans les années 1990, quand après son putsch Amadou Toumani Touré s’attela à organiser une transition pour remettre le pouvoir aux civils, comme devra le faire Ba Ndaw.
La Côte d’Ivoire de Ouattara, quant à elle, est carrément retournée à l’époque de Senghor qui, après avoir gagné la présidentielle de 1978, démissionna en 1980 au profit de son dauphin et Premier ministre Abdou Diouf. En Côte d’Ivoire, il est presque évident que Ouattara va s’inspirer de notre fameux article 35 qui avait permis la dévolution du pouvoir de Senghor à Diouf sans élection. Naturellement, le Sénégal des années 80 était dans «l’ère des furies» (émeutes, répression, violence politique) jusqu’à ce que les alternances (respiration naturelle de tout système démocratique) apaisent notre démocratie en la faisant passer de «l’ère des furies» à celle du règne de l’opinion. Ainsi la violence qui s’exerçait dans les rues a été transposée dans les urnes. Les président Diouf et Wade feront les frais de cette violence dans les urnes, quand le peuple décida de mettre brutalement un terme à leur contrat à durée déterminée avec le Sénégal.
Pour que la violence politique de rue se transpose dans les urnes, il faut que les populations soient convaincues que l’élection se passe normalement, c’est-à-dire qu’elle soit une remise en jeu du pouvoir et non un simple mécanisme légal de re-légitimation du pouvoir. Aussi longtemps qu’un pays démocratique n’atteint pas ce stade, il ne peut sortir de l’ère des furies.
Le président Ouattara, énervé par une question sur le troisième mandat, dit aux journalistes : «Pourquoi vous ne posez pas la question en Allemagne, en Angleterre, où il n’y pas de limitations ?» L’Allemagne a eu son ère des furies avec les nazis, et l’Angleterre aussi avec ses deux grandes révolutions qui opposèrent le Parlement au roi. L’Allemagne comme l’Angleterre sont devenues des démocraties d’opinion. Merkel a décidé de ne plus se représenter parce qu’elle sait qu’elle ne peut plus gagner. La même chose arrive souvent en Angleterre, que le parti majoritaire débarque le Premier ministre avant les élections, car étant convaincu qu’il ne peut gagner. La limitation des mandats est une bonne chose en Afrique, car lors des conférences nationales c’était la meilleure réponse à la présidence à vie comme au Cameroun ou à la présidence dynastique comme au Togo. Ouattara a tort de comparer sur le plan politique son pays à l’Allemagne ou à l’Angleterre, parce que dans ces pays on ne parle plus des règles du jeu démocratique. Elles sont gravées dans le marbre. On n’y touche plus, tout le monde s’y adapte, alors que la Côte d’Ivoire ou la Guinée n’ont jamais dépassé la phase infantile de la démocratie (abus de majorité et tripatouillage des règles du jeu) ; d’où l’impossibilité de ces pays de sortir des furies.
En la matière, le Sénégal est une exception. Parfois avec nos alternances remarquables et le pouvoir qui passe d’une ère (40 ans de socialisme) à une autre en 2000 ou d’un homme à un autre en une semaine (Wade-Macky) en 2012, nous nous hissons au sommet du monde, comme l’Angleterre ou les démocraties scandinaves, avant que notre brillante classe politique capable de trouver un consensus, mais incapable de le respecter, nous ramène brutalement au niveau du Congo démocratique et même du Congo non démocratique, avec le retour au débat anachronique sur les règles du jeu. Contrairement à la Guinée ou la Côte d’Ivoire, si nous sommes sortis de l’ère des furies, c’est parce que les populations sont convaincues que les élections se déroulent normalement, et donc transfèrent la violence politique et la protestation dans l’urne. Dans une démocratie qui est dans «l’ère des furies», il n’y a point de surprise, car on déverse dans la rue sa colère, alors que dans une démocratie d’opinion, de l’urne sort souvent des surprises pour le pouvoir, comme la défaite de Macky Sall à Ziguinchor et sa victoire à Dakar ou la défaite de Karim Wade à Dakar en 2009 et les victoires de Khalifa Sall en 2009 et 2014. C’est cette incertitude qui est le charme de la démocratie que nous n’avons pas dans des démocraties qui sont dans l’ère des furies comme la Guinée ou la Côte d’Ivoire. Personne ne pouvait imaginer que Ouattara ou Condé perde l’élection. C’était gagné d’avance, pour ne pas dire pipé d’avance.