Ainsi, pour satisfaire son ego et son image de marque, Ndiaye Diatta s’était offert des voitures de luxe et des villas. Ndiaye Diatta s’était acheté des vêtements chics et bien sûr coûteux portant la griffe de chez Cardin. Son marabout le désignait comme l’homme le plus élégant de sunugaal et son griot préféré comme le plus grand et le plus beau « thiof » du pays.
Alors notre thiof enhardi par ces flatteries et plein de suffisance, collectionnait les cravates et les pochettes qui vont avec, les dernières marques de chaussures et les parfums les plus prestigieux, dilapidait les deniers de la SENTEX sans vergogne et faisait la bamboula sans retenue tandis que des centaines de familles, des centaines de femmes et d’enfants vivaient dans la misère, dans la précarité, dans le désespoir. Et sa douce moitié !
Cette chère Madame Ndiaye, dépigmentée jusqu’à la moelle des os, Madame Ndiaye qui raffole de caviar et de dîners mondains sur la Côte d’Azur… Celle-là, il a bien fallu au cours de ces vingt années de direction à la SENTEX, parvenir à satisfaire le moindre de ses caprices, car c’est grâce à elle, n’est-ce pas, qu’il a pu obtenir ce poste juteux ! L’épousée avait un père : elle était la fille de l’une des plus grosses pointures de notre bateau ivre…
Mais depuis ce fatidique dimanche, dix-neuvième jours du mois de Mars, les choses semblent avoir pris une autre tournure à bord de notre gaal¹. Le vent a tourné et notre capitaine semble avoir perdu le cap. Alors, motus et bouche cousue !… il doit se surveiller. Ne pas lever la main ni même la voix sur cet impertinent poète de bazar. Transpirant à grosses gouttes, il préfère donc capituler devant ce petit blanc-bec d’Ousmane qui, il le sait, n’hésiterait jamais à prendre sa plume pour mettre en prose certaines de ses turpitudes et en vers certains de ses secrets d’alcôve. En d’autres temps, il lui aurait cloué le bec, c’est certain. Mais là, il valait mieux faire amende honorable et contre mauvaise fortune bon cœur.
Pour se calmer, il préfère penser au délicieux havane qui l’attend sur la table de son luxueux bureau. Il va le savourer tranquillement tout à l’heure, loin de ces petits insolents qu’il aurait bien aimé écraser comme des poux ; mais il a conscience du danger qu’il encourrait s’il laissait a nature s’exprimer, il a conscience que les mauvaises consciences ont devoir et même intérêt à faire tête basse. Il sait que ses collaborateurs sont devenus danger pour lui. « bon, ça va… ça va… l’incident est clos…
Mettez-vous au boulot maintenant… » bafouille-t-il piteusement. Drapeau en berne, il se retire sur la pointe des pieds. A peine est-il sorti que nous nous esclaffons de plus belle. Ousmane jubile et scande Sopi ! Sopi ! Rosalie me décoche un clin d’œil moqueur. « Eh… Karim…
Tu as remarqué la moustache du patron ?… Il a rasé la moitié et oublié l’autre !… » Me dit-elle, riant comme une petite folle. A dix heures c’est la pause. Dieyna qui n’en est pas à son premier coup de surveillance illicite, nous invite à regarder le patron par le trou de la serrure de son bureau. Surprise ! M. le Directeur général, en bras de chemise gesticule. Avec son cigare, il dessine de grands arcs de cercle comme s’il voulait chasser un essaim de guêpes ; son front brille de mille gouttelettes de sueur, bien qu’il soit le seul à posséder la climatisation, et de sa bouche tordue semblent sortir des mots que nous n’entendons pas, bien sûr.
Ousmane, l’œil collé à la serrure, nous annonce que notre PDG est désormais en train de se taper la tête contre le marbre de sa table de décharge. « bon sang, il devient dingue ! » s’exclame Rosalie en se tournant vers nous après avoir, à son tour, jeté un coup d’œil par la serrure. Eh oui, Ndiaye Diatta a perdu la tête ! Et il a surtout peur de perdre tout ce qu’il a accumulé !
Son « art de vivre », son avenir, ses frasques et ses certitudes sont désormais compromis car le changement est là et cela lui fait très peur, cette peur que l’on éprouve lorsqu’on est face à l’inconnu et que le sol semble se dérober sous vos pieds. Cette fois-ci ses gris-gris Nigéria, ses amulettes du Zimbabwe et autres « saafaras » venus des contrées les plus reculées d’Afrique n’auront servi à rien et les prédictions de son marabout se sont avérées complètement fausses ! Ce dernier, c’est certain, sera viré à la première occasion et n’aura plus qu’à aller monnayer ses talents sous d’autres cieux plus cléments pour les charlatans.
S’il fait preuve d’intelligence pourtant, Ndiaye Diatta trouvera bien le moyen d’aller poser ses valises à la bonne gare et de rallier ceux qui furent hier ses adversaires acharnés. Avec la volonté du désespéré, il arrivera peut-être à se métamorphoser, en changeant de couleur, à la manière des caméléons ; il parviendra peut-être à passer au travers des mailles du filet qui se resserre chaque jour d’avantage sur les « fossoyeurs de la République » comme les brocarde le chanteur Ivoirien Alpha Blondy.
S’il sait bien s’y prendre, il arrivera peut-être à retourner sa veste comme si de rien n’était et fera comme tous ces spécialistes en jongleries et arlequinades, capables « de sauter à pieds joints dans un fût d’huile de palme et d’en sortir sec et sans tâche » pour paraphraser un adage bien de chez nous. Mais franchement, si cela arrivait, nous serions tous déçus…
Nous serions tous déçus que la cupidité et la rapacité d’un tel homme puissent trouver pardon et sauvetage providentiel au regard du nouveau cap que nous sommes en train de prendre. Le despotisme et la corruption ne peuvent s’en tirer à si bon compte ! Des comptes doivent être rendus au contraire ! Ce profit que nous voyions s’accumuler dans les poches de notre patron, ce n’est pas seulement le bénéfice de notre labeur mais aussi et surtout, c’est le détournement des richesses d’un pays !
( A suivre…)