Qu’on me permette, une fois encore, de naviguer à contre-courant de l’opinion et de me singulariser en me démarquant du lynchage en règle que subit M. Idrissa Seck depuis qu’il a accepté d’accepter la main tendue du président Macky Sall.
Contrairement à ceux qui l’accablent, moi, je trouve qu’il a fait preuve d’un très grand courage politique en décidant de travailler avec le président de la République. En prenant le risque d’être impopulaire, de perdre même dans l’opération une partie de son électorat qui n’a pas compris la signification de l’acte qu’il vient de poser, il montre qu’il a l’étoffe d’un homme d’Etat. Ce contrairement à l’homme politique qui, lui, vogue dans le sens du vent et recherche toujours la popularité. Or, c’est connu qu’en temps de guerre, de crise ou par gros orage comme avec cette pandémie du coronavirus qui a fini de mettre les pays du monde entier en récession — en plus de tuer des centaines de milliers de personnes surtout en Occident —, il est indiqué de faire bloc, de taire les divergences, de constituer un front commun afin de combattre le péril avec toutes les chances de le vaincre.
De ce point de vue, qui n’ignore pas que le Sénégal traverse lui aussi la plus grave crise de ses 60 ans d’existence en tant que pays souverain ? Qui ne se rend pas compte que notre pays lutte pour sa survie économique avec des secteurs entiers de l’activité qui sont par terre, des entreprises qui ferment en cascade, un chômage plus qu’endémique précipitant des milliers de jeunes dans des pirogues pour espérer gagner un continent européen lui-même durement frappé par la pandémie et menacé — si ce n’est déjà arrivé — par une récession sans précédent. Inutile de dire que ces pays vers lesquels nous nous tournions au moindre problème pour qu’ils nous aident ont aujourd’hui d’autres chats à fouetter. Ils se préoccupent d’abord de balayer devant leurs propres portes et songent avant tout à se défendre contre la pandémie qui fait des milliers de morts chaque jour dans le continent européen.
Sur le plan sécuritaire, également, le Sénégal n’est pas à l’abri de convulsions avec ce qui se passe au Mali où les djihadistes occupent la moitié Nord du pays — et où l’on évoque de plus en plus le départ des militaires français de l’opération « barkhane » qui empêchent encore ces barbus de bivouaquer à Bamako. Au Sud, le passage en force du vieux camarade Alpha Condé pour un troisième mandat à l’évidence de trop risque évidemment de faire déferler un flot important de réfugiés chez nous. Sans compter qu’un éventuel embrasement de la Côte d’Ivoire — qui pèse 40 % du Pib de l’Uemoa —aura forcément des répercussions dans tout cet espace, et naturellement au Sénégal où le feu couve sous la cendre et où il ne manquerait plus qu’Ousmane Sonko souffle sur les braises… en Casamance. C’est en tout cas, dit-on, l’une des plus grandes craintes du président de la République qui, pour établir un cordon sanitaire autour de cette région, est allé chercher Idrissa Seck pour l’associer de nouveau au pouvoir. Car il ne faut surtout pas que les collectivités locales tombent entre certaines mains !
Retour en zone pour Idy !
En réalité, le président du Conseil départemental de Thiès effectue un retour en zone dans la mesure où il était partie prenante de Benno bokk Yaakar pour avoir soutenu l’actuel président de la République au second tour de la présidentielle de 2012. « Gagner ensemble et gouverner ensemble » avait dit le président. De fait, dès sa victoire, il avait associé Rewmi au gouvernement en lui octroyant deux portefeuilles ministériels. Ensuite, tout était calé pour qu’Idrissa Seck prenne la présidence du Conseil économique et social (l’environnemental est venu après). Les choses étaient claires dans l’esprit du président Macky Sall : chacun des leaders des grands partis qui l’avaient soutenu devait hériter d’une institution. Ainsi, Moustapha Niasse, qui avait contribué à la victoire avec le plus grand nombre de voix, a obtenu la présidence de l’Assemblée nationale — où il s’accroche toujours bec et ongles ! Idrissa Seck devait prendre le Conseil économique et social tandis que feu Ousmane Tanor Dieng devait patienter jusqu’à ce qu’une institution soit créée sur mesure pour lui après la dissolution du Sénat. Hélas, entretemps, face à ses critiques des décisions du nouveau président, « Idy » fut sommé de se taire ou de prendre la porte. Il choisit cette dernière option. Tout cela pour dire qu’en acceptant d’aller trôner au Conseil économique, social et environnemental, il récupère en quelque sorte une institution qui lui revenait de droit ! On peut, certes, lui reprocher ses déclarations passées où il exigeait la dissolution du Cese qualifiée d’institution « inutile » mais enfin, ce ne serait pas la première fois qu’un politicien dirait une chose et son contraire voire se renierait ! Et puis, peut-être qu’il le disait par dépit d’avoir été privé de ce « machin » qui pèse quand même sept milliards de francs.
Opposant au Sénégal, une mission impossible !
Plus fondamentalement, il faudrait sans doute que nos compatriotes se convainquent que l’adversité politique, ce n’est pas la guerre civile et que, pour les intérêts supérieurs de la Nation, ou lorsque cette dernière est menacée, il peut arriver que des unions soient scellées entre le pouvoir et l’opposition. Ainsi, au lendemain des violentes émeutes post-électorales de févriermars 1988 qui avaient nécessité l’instauration d’un état d’urgence très rigoureux, et aussi après les événements sénégalo-mauritaniens de 1989, le président Abdou Diouf avait associé son alors plus farouche opposant, Me Abdoulaye Wade, à la gestion du pouvoir. C’était le fameux Gouvernement de majorité présidentielle élargie dans lequel Wade avait été nommé ministre d’Etat sans portefeuille et où siégeaient Ousmane Ngom, Aminata Tall, Idrissa Seck et JeanPaul Dias mais aussi des ministres du PIT et de la LD/MPT. Au vu de ce précédent, n’estil pas concevable que, 32 ans plus tard, le Sénégal, une nouvelle fois confronté à des périls — il est vrai d’une tout autre nature —, ressorte cette formule qui avait servi si heureusement à la fin des années 80 et au début des années 90 ? S’agissant toujours de nos compatriotes, ils doivent cesser de vouloir une chose et son contraire c’est-à-dire une démocratie qui fonctionne selon les meilleurs standards — dans laquelle, donc, la majorité gouverne et la minorité s’oppose — et refuser de s’en donner les moyens. Or, un anachronisme incompréhensible veut que, dans ce pays, il n’y a toujours pas de financement public des partis politiques.
Dans ces conditions, en Afrique d’une manière générale, en dehors de la formation au pouvoir qui peut piocher dans les caisses de l’Etat ou racketter les investisseurs et les hommes d’affaires, comment veut-on que les partis d’opposition vivent ? Car, l’époque où un dirigeant messianique ou richissime comme Wade — que la politique avait d’ailleurs ruiné avant son accession au pouvoir — tenait à bras-le-corps son parti en supportant toutes les dépenses est révolue. De plus, les chefs d’Etat mécènes ou prodigues comme Oumar bongo ou le Guide libyen Mouammar Kadhafi, qui finançaient à tour de bras les opposants du continent, ne sont plus au pouvoir ou de ce monde. Quant à des investisseurs comme ce célèbre logisticien d’un pays européen qui arrosait lui aussi les candidats africains, soit ils ont des ennuis judiciaires dans leur pays, soit ils ne sont plus aussi généreux ! Si leurs intérêts ne sont pas suffisamment préservés par les présidents en place…
Sans argent public — auquel ils devraient pourtant avoir droit — et donc sans moyens de retenir leurs meilleurs cadres, les partis d’opposition africains ne peuvent donc tout simplement pas jouer leur rôle. C’est un secret de Polichinelle qu’Idrissa Seck aussi a été appauvri par la politique. Il aurait pu souffler un peu si le statut du chef de l’opposition avait été voté et si, en toute logique, il avait été désigné pour occuper cette position. Hélas, par des manœuvres mesquines, là aussi, on a tout fait pour qu’il ne puisse pas être reconnu chef de l’opposition avec les avantages matériels et financiers qui vont avec. Last but not least, c’est bien connu que, sous nos cieux, les militants n’achètent même pas leurs cartes de membres à plus forte raison faire des donations pour ceux d’entre eux ayant quelque fortune. bref, être opposant dans un pays comme le Sénégal, c’est une mission presque impossible !
Faisant preuve de « réalisme », pour ne pas dire de « realpolitik », Idrissa Seck a donc choisi une voie très sage consistant à s’associer à la gestion du pouvoir pour répondre à l’appel de la patrie. Et voir venir car nul ne sait de quoi demain sera fait… Surtout que, encore une fois, il réintègre la majorité qu’il avait contribué à créer. bien évidemment, tout le mérite de ce « new deal » politique revient au président de la République qui a eu la grandeur de tendre la main à son principal opposant alors pourtant qu’il aurait pu prétendre gouverner seul en se disant qu’après tout, les Sénégalais lui ont renouvelé leur confiance il y a un an et demi avec un taux plus que flatteur de 58 % des suffrages valablement exprimés. Avec les plus de 20 % que lui apporte son « come back » allié, Idrissa Seck, il peut espérer remporter haut la main les prochaines élections locales et législatives. Et placer en pole position le poulain qu’il aura choisi pour la présidentielle de 2024. Mais nous n’en sommes pas encore là !
Grandes coalitions en Italie et en Allemagne aussi…
Soulignons, pour terminer, que ce n’est pas qu’au Sénégal que des coalitions se forment entre le pouvoir et l’opposition pour constituer des majorités de gouvernement. Je me contenterai de citer l’Italie et l’Allemagne. Dans le premier pays, alors confronté à une grave crise politique, économique et sociale — et faisant face au terrorisme des célèbres « brigades rouges » — avait été réalisé en 1978 ce qui est resté dans l’Histoire comme étant le « Compromis historique » entre le tout-puissant Parti communiste d’alors dirigé par Enrico Berlinguer, et la Démocratie chrétienne ayant à sa tête Aldo Moro. Ces deux partis qui dominaient alors la vie politique de ce pays depuis la Seconde guerre mondiale, avaient donc décidé de travailler ensemble— avec aussi le Parti socialiste — pour gérer l’Italie. Malgré l’enlèvement — suivi de l’assassinat — d’Aldo Moro le jour même où le vote de confiance au nouveau gouvernement devait avoir lieu, le « Compromis historique » avait été plébiscité le 16 mars 1978. Quelques années plus tard, le philosophe et ex-opposant Babacar Sine avait tenté d’acclimater la formule au Sénégal en proposant lui aussi un « compromis historique » entre le régime socialiste et les partis marxistes d’alors. Une proposition qui avait fait long feu après avoir été tournée en dérision par les opposants qui avaient alors parlé de « compromission historique »…
En Allemagne aussi, ce sont les rivaux historiques du Parti Social Démocrate et du groupe commun formé par l’Union chrétienne démocrate (Cdu) et sa déclinaison bavaroise (CSU) qui ont formé une « Grande coalition ». Ces deux principales forces, surmontant leurs divergences historiques, ont constitué une majorité qui gouverne actuellement — et jusqu’en 2021 en principe — le pays de la chancelière Angela Merkel. Comme quoi, Idrissa Seck et Macky Sall sont dans le sens de l’Histoire…
Le peuple cocufié !
Le dénominateur commun entre « Compromis historique » italien, la « grosse koalition » allemande et — dans une bien moindre mesure —le « gouvernement d’union nationale » du Sénégal des années 90, c’est que, dans toutes ces expériences, les opinions ont été tenues informées. Il y a eu des débats passionnés autour des programmes envisagés, parfois des votes dans les partis et les militants se sont prononcés en connaissance de cause. Je me rappelle qu’un jour de 1989, alors que j’étais rédacteur en chef de « Sopi », journal appartenant au Pds, Me Abdoulaye Wade m’avait fait venir dans son domicile du Point E.
Là, dans son bureau, il m’avait confié à peu près ceci : « Ecoute, toi, tu dois être mis au parfum au même titre que certains responsables du parti. J’étais en négociations avec le président Abdou Diouf et nous nous sommes entendus. Après-demain, il va prononcer un discours à l’occasion de la fin du Ramadan. Il va lancer un appel au leader de l’opposition parlementaire — c’est-à-dire moi — pour venir travailler dans le sens des intérêts du pays. Je répondrai positivement à son appel et ça devrait déboucher plus tard sur notre entrée au gouvernement » m’avait-il dit en substance en me demandant de lever le pied dans la ligne oppositionnelle très dure qu’avait alors le journal dont je dirigeait la rédaction.
Effectivement, quelques jours plus tard, le président Abdou Diouf lançait son fameux « Appel de la Korité ». La suite, on la connaît. Rien de tout cela dans les retrouvailles entre le président Macky Sall et son principal rival à la dernière présidentielle. Les Sénégalais se sont réveillés pour apprendre qu’Idrissa Seck était nommé président du Conseil économique, social et environnemental (Cese) et que deux responsables de son parti entraient au gouvernement.
Circulez, y a plus rien à savoir ! Sur la teneur des négociations entre les deux hommes, sur ce qu’ils ont conclu, sur l’éventuel programme qu’ils vont appliquer, nos compatriotes sont priés de ne rien chercher à en savoir. Macky Sall et Idrissa Seck ont agi comme des conspirateurs, comme s’ils faisaient quelque chose de honteux — alors pourtant que, j’insiste, c’est une excellente chose cette entente — et nous ont jugé indignes d’en être informé. Ce faisant, ils accréditent justement l’idée de « deal » largement partagée par les citoyens de ce pays.
Tout ce qui se fait sans le peuple s’effectuant contre lui, nos deux larrons se sont donc entendus dans le plus grand secret avant de mettre les Sénégalais devant le fait accompli. Une manière de leur dire : « salauds, on vous en bien entubés ! » Le tout assorti d’un bras d’honneur…
Pis, face à un bouleversement politique de cette ampleur, le président de la République n’a même pas jugé utile de faire une adresse à la Nation pour l’informer — à défaut de le prévenir — de ce qu’il avait arrêté avec le principal opposant de ce pays. Ce contrairement à ce qu’avait fait Abdou Diouf. Macky Sall s’est contenté d’envoyer deux collaborateurs lire des décrets annonçant des décisions qu’eux-mêmes venaient d’apprendre en même temps que le commun des Sénégalais ! On ne peut être plus méprisant envers le peuple…
Pis, devant le drame des jeunes migrants se noyant par dizaines en mer, le président, plutôt que de s’adresser à son peuple en faisant d’une pierre deux coups, s’est contenté de lui balancer un « tweet » à la manière d’un vulgaire Donald Trump. On a connu plus emphatique à l’endroit de ses concitoyens !