L’on parle d’une contrée où règne une espèce à part que l’on nomme vieillards gouvernants. Rongés par la fascination démesurée et le goût immodéré pour le pouvoir et ses attributs, ils semblent atteints d’un mal étrange qui les consume. Vieux potentats, tocs irrépressibles de holdups de la démocratie, tripotages compulsifs de la Constitution, ils manifestent tous des symptômes inquiétants de ce virus endémique et invasif. Pire, ils vont jusqu’à disposer des lois de la démocratie comme d’un attirail de prestidigitateur, se claquemurant dans le confort des alcôves d’une fonction étatique et se lénifiant dans la torpeur d’un règne sans partage.
Une vieille oligarchie
Sur cette terre nommée Afrique, une vieille oligarchie entend donner aux valeurs si chèrement conquises du mot « démocratie » une coloration locale et pittoresque, la faisant rimer avec ethnicisme, suprématisme, dictature et tyrannie, lui insufflant par la violence si nécessaire, ce don de longévité apte à transmuer tout septennat ou quinquennat en présidence à vie. Ailleurs, partout dans le monde, les systèmes se renouvellent au gré de suffrages librement exprimés. En Afrique, des princes confisquent les droits du peuple, travestissent la liberté d’expression en une affligeante mascarade : répressions sanglantes, résultats tronqués, emprisonnements de réfractaires, majorité absolue auto-proclamée…
Celui-là, piètre illusionniste, jongle avec les lois, maquille la Constitution, et, par un agile tour de farce-attrapes, règne en maître éternel sur une terre devenue seigneurie. Son peuple harassé, terré dans un silence prostré, maudit ce Monarque-Dieu, père de l’aïeul, vautré sur sa frêle destinée. Cet autre-là encore, frappé d’une soudaine amnésie, sentant la fin imminente de son règne, exhume un chimérique état civil, et, s’offrant une nouvelle jeunesse, prolonge le calvaire d’une population mortifiée.
Leurs héritiers, jouissant du privilège du sang, bénissent le ciel de cette heureuse filiation et prennent « pour naturel l’état qui leur vient de leur naissance », comme l’aurait dit Etienne de La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire. L’un adoubé par un père-fantôme, veille jalousement sur le précieux héritage, par une répression qui ferait plier le plus hardi révolutionnaire. L’autre paraplégique et aphasique, suppléé par un entourage soucieux de préserver sa longue convalescence, gouverne depuis sa luxueuse retraite d’Outre-Atlantique.
Ubu Roi de pacotille
La littérature nous a délectés de ses tyrans fous, atteints de mégalomanie, de paranoïa, de délires sanguinaires : Ubu Roi, Néron, Bérenger 1er, Egisthe, Le Roi-Lear…. L’Europe a eu ses hommes obnubilés par la puissance, ne reculant devant aucune exaction pour mettre à genoux son peuple, ses chefs assez lourdement frappés de folie pour entreprendre d’éradiquer une portion d’hommes de la vie terrestre : Hitler, Franco, Mussolini, Staline. L’Afrique émerge avec peine d’une longue traversée blanche, et, encore sonnée par un joug colonial dévastateur, devient à son grand dam, la sinistre scène d’un « démocraticide ».
Des succédanés de dirigeants, à la manière d’une grossière commedia dell’Arte rejouent une mauvaise tragi-comédie « potopoto » avec ses Caligula de camelote, ses Pisistrate de pacotille, ses Néron de perlimpinpin, ses Procuste de ferraille. Leurs langages ne sont que psittacismes, billevesées, galimatias. Certains, suppôts de l’Europe, pantins serviles de la mère-France, juchés sur leur trône à quelques étages du ciel, s’emmurent dans leurs sombres ambitions et ne parlent plus la langue de la fraternité, de l’altérité, de l’humanité.
Le mythe d’un peuple ordalique
Qu’on ne nous objecte pas le mythe d’un peuple ordalique ou soumis, habitué à souffrir en silence, à courber l’échine ensanglantée et à tendre le flanc meurtri. Cette Afrique-là ne survit que dans l’imaginaire misérabiliste de ceux qui lui nient son Histoire. A ceux oublieux de la grande épopée africaine précoloniale, n’est-elle pas cette terre de Kattiopa ? Sur cette Kama jadis florissante, sont nés de puissants rois, empereurs et reines : Behanzin 1er , Kanka Moussa, Askia Mohammed, Sonni Ali Ber, Reine de Saba, Opoku Ware, Zulu Kamalandela, Ghezo, Tenkamenin… D’autres se sont sacrifiés sur l’autel de la liberté pour que leurs fils et descendants restent maîtres de leurs destins : Steve Biko, Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Nelson Mandela, Kwamé Krumah…
Certes elle est méconnaissable, exhibant zébrures et balafres, stigmates de grandes humiliations, mais la résilience est imprimée dans l’ADN de son peuple. Cris de la cale, cris des cachots, cris des matraques, cris de la disette, cris des grands fléaux, cris de la misère… L’Afrique résonne des cris mutiques mais se tient inexorablement debout sur ses frêles pieds, déterminée à faire partie de la Grande Histoire. Malgré les spoliations, les apories, les oblitérations, le cri transmué en un souffle de résistance, remplit les interstices blancs, comble l’absence et régénère ce corps asthénique d’une sève nouvelle.
Une jeunesse résiliente
Aux méprisants donneurs de leçons qui déclarent avec arrogance que « l’Afrique n’est pas assez entrée dans l’Histoire », on leur répondra : vous êtes-vous promené dans les rues des grandes villes africaines ? Avez-vous pu admirer l’esprit de débrouillardise, la créativité des jeunes africains ? Vous êtes-vous reçu en plein visage le souffle vivifiant de cette ruée vers la survie ? Les jeunes générations ont pris depuis longtemps leur destin en main et s’acharnent à détourner le cours inexorable d’une misère qui gangrène. Les plus chanceux, émigrent et se forment à la haute technicité du monde capitaliste. Certains brillent à Yales, Harvard, Polytechnique. D’autres officient dans les commissions européennes ou internationales, à la Silicon Valley.
La jeunesse piégée en Afrique subit de plein fouet les incohérences d’une gestion étatique, consent des sacrifices irrationnels, déterminée à prendre sa place dans une société en mutation. Artistes, analphabètes, intellectuels, commerçants, femmes cheffes de micro-entreprises, coopératives et mutuelles de quartier, groupements d’intérêt économique… tout cela fourmille de vie, de dynamisme, de ruses et de ressources pour VIVRE, ETRE, DEVENIR malgré toute la négativité que draine le continent.
L’Afrique d’Outre-Atlantique n’est pas en reste. La nouvelle génération d’Africains exilés ou d’Afro-descendants renverse l’histoire et reprend le chemin inverse de l’exil. Motivés par un élan identitaire massif, les repats (repatriés) s’implantent en Afrique, participent à ce grand bond en avant et au bouillonnement économique et culturel d’une Afrique en devenir. Ils créent des entreprises, des start-ups, occupent des postes jadis réservés aux expatriés européens : enseignement, géopolitique, haute finance, recherche médicale, tourisme…
Les taux de croissance de l’économie des pays africains annoncés annuellement par le FMI feraient pâlir de jalousie les pays développés du Nord : ils fluctuent entre 3 et 7 % ! Si la jeunesse se voyait confier les rênes, l’Afrique trouverait aisément ministres, géopoliticiens, diplômés de la haute magistrature, experts internationaux, ingénieurs qualifiés dans les secteurs du développement durable, de l’économie, de l’informatique, de l’aéronautique. La longue léthargie du peuple Africain n’est en réalité qu’une fable que l’Etranger condescendant, amnésique aime à raconter. L’Afrique s’invente, se redresse et s’improvise tous les jours un avenir.
Le virus de la présidence à vie
Force est donc d’admettre que le mal profond dont souffre ce continent jeune, résilient et créatif lui vient du virus de la mauvaise gouvernance et de la présidence à vie dont semblent atteints ses gouvernants. Dirigeants borgnes, hommes d’état déments, princes devenus tyrans, entendent-ils le bruit des pas sourds, les ruades d’une nouvelle génération impatiente, galvanisée par son passé et empressée de se révéler ? Mouvement du 23 juin (M-23), « Yen a marre », Mouvement du 5 juin (M-5- RFP), la jeunesse africaine fourbit son armure, redresse son arbalète, pour affronter l’assaut rhinocérite.
Le moment est proche où ce peuple qui a hissé ces chefs devenus monarques, usera des mêmes moyens pour les déchoir et ripostera par un révolutionnaire printemps subsaharien. Déjà, les grands frères-hérauts susurrent aux jeunes et impétueuses oreilles ces mots de La Boétie : « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »
L’appel à la mobilisation
D’une seule voix, ces aînés, écrivains, artistes, intellectuels, activistes, crient leur colère devant ce brutalisme d’état, ces silences complices devant tant de violations de droits inaliénables. Manifestes, porte-faix, ils élèvent leurs voix sur toutes les ondes, secouent la toile : « se taire c’est tuer en silence ! ». Face à ce mal pandémique qui gangrène le continent africain, ronge la démocratie, ce virus qui contamine le corps social, il devient urgent de renverser le sablier ! fustigent-ils à l’unisson.
Ils le savent : descendants de griots, maîtres du Verbe, leur parole est feu de brousse et insuffle le germe de la force dans les cœurs meurtris. Ils le savent, ils sont tous fils d’un peuple de féroces guerriers qui ne s’éteint jamais. Ils le savent, l’Afrique sortira de son long sommeil et s’ébrouera pour se régénérer de sa force enracinée. Alors, prédisent-ils, prenez garde au souffle grondant d’un peuple dont la soumission n’est que survie et façade. Prenez garde au bruit de la rue car aucune soumission n’est naturelle ni acceptable !
Prenez garde, car sous le sein et dans le cœur des hommes et femmes, jeunes ou moins jeunes de ce continent exsangue, patiente au chaud la grenade qui vous explosera au visage. Appelez-la comme vous voudrez : révolutions, révoltes, désobéissances, troubles… Elle terrassera le colosse au pied d’argile, lui brisera les flancs par le seul pouvoir de son souffle régénérant, à l’appel du seul nom qu’elle reconnait : LIBERTE !
Enseignante expatriée, Khady Fall Faye-Diagne est la directrice et la conceptrice du FILAF, le Festival International du Livre et des Arts Francophones. Elle est aussi l’auteure d’un essai intitulé Le marronnage essai d’esthétique négro-africaine : Senghor et Césaire ou la langue décolonisée, publié chez L’Harmattan. Son premier roman, Les Amazones de Sangomar, vient de paraître chez le même éditeur.