C’est la troisième fois, en moins de deux mois, que je traverse Kaolack. À chaque fois, je suis interpellé par son aspect taciturne. Ses flancs sont flétris. Telle la carcasse d’un flamboyant sénile. Kaolack n’a pas beaucoup de charme. Ses traits sont revêches. Un profond ennui semble sourdre de ses artères étirées. La poussière qui monte en tourbillon, ainsi que les vieux bâtiments délabrés attestent un manque d’entretien. Le ronronnement continu des motos-taxis donne une indication : il y a très peu de boulot pour les jeunes. Acheter un « Jakarta », et devenir chauffeur de moto-taxi, est la dernière option qui reste à la jeunesse désemparée. Kaolack porte les rides, d’une ancienne ville florissante. Comme toutes les villes du Sénégal, qui ont compté dans le passé, elle affiche les stigmates d’une cité ruinée.
Le chemin entre Kaolack et Kahone est mauvais, presque impraticable. La route est petite. Comme si elle menait vers une cité interdite ou un endroit oublié. La voiture titube entre les nids-de-poule. Sur le chemin, un charretier donne des coups de bâtons à son âne. L’animal s’exécute et s’écarte pour nous laisser passer. Le tronçon conduit à la centrale électrique de Kahone. L’une des plus importantes du pays. L’infrastructure est immense. En face de celle-ci, se trouvent deux usines. La Sodefitex (Société de développement et des fibres textiles) et la Domitexka (Domaine industriel et textile de Kaolack). La première constitue, aujourd’hui encore, l’une des plus grandes manufactures du Sénégal, avec plusieurs sites dans le pays. Elle est spécialisée dans l’agro-industrie cotonnière. La seconde est une émanation de la Sotexka (Société des textiles de Kaolack), ainsi que de la Sotiba (Société de teinture, impression et blanchiment africaine). Anciens fleurons de l’industrie textile en Afrique de l’Ouest. À l’agonie aujourd’hui.
La Domextika est la propriété de l’homme d’affaires, Serigne Mboup. Il a repris l’entreprise en 2010. Mais n’a pas pu la remettre véritablement en marche. La Domextika est implantée dans un domaine de 20 ha. Elle accueille des unités de teinture, de filature, de tissage, de tricotage, d’impression. Un centre de formation aux métiers du textile existe à l’intérieur de l’usine. Il attend toujours ses étudiants. La seule unité fonctionnelle dans le domaine est la teinture. L’usine, qui peut employer entre 1500 et 2000 personnes, n’engage que 80 personnes. De fait, la quasi totalité de l’outil technique est ensevelie sous une masse de poussière. Certes, la mort fait partie des cycles naturels d’une entreprise. Et il faut des moyens conséquents pour entretenir une usine de la taille de la Domextika. Mais, c’est une aberration de voir ces machines à l’arrêt. Surtout dans une agglomération sinistrée par le désœuvrement de la jeunesse.
Un pays désindustrialisé, marqué par le chômage, doit protéger ses entreprises. Les petites et les grandes. C’est une question de survie. L’Etat a sa part de responsabilité dans l’agonie d’usines comme la Domextika. Il n’a pa su apporter des ceintures de protection robustes – douanières, fiscales, technologiques – à la filière textile. Les industries pourvoyeuses d’emploi doivent bénéficier d’un cordon de sécurité. L’Etat doit se tenir à leurs côtés, et les aider en toutes circonstances. Le manque de compétitivité ne justifie pas tout. Les autorités doivent chercher les moyens de redynamiser des usines, qui sont là, avec leurs machines prêtes à produire et à donner du travail aux Sénégalais. En outre, des solutions existent, pour préserver, restaurer et bâtir des industries fortes.
La survie d’une nation est liée à sa capacité à créer des pôles économiques solides. Aucun pays ne peut songer à l’essor, s’il n’a pas de souveraineté industrielle. La création de bases industrielles est d’une importance critique. Sans phase d’industrialisation, il n’y a pas de valeur ajoutée, ni de bond technologique. Nous restons ainsi dans le giron d’autres pays. Ce qui entretient le chômage, l’économie informelle, la misère. L’industrie est une affaire d’intérêt national. Elle est vitale. C’est pourquoi la main de l’Etat doit présente, énergiquement. Surtout dans les secteurs où nous avons la matière première, l’expertise, l’outil de production. Où nous avons développé un savoir-faire manufacturier. Le devoir de l’Etat, à l’égard de ces industries stratégiques, est d’assurer leur leadership à l’intérieur du pays. Et si possible à l’international. Avec des subventions, des barrières douanières, un contrôle accru du fonctionnement, un appui vers la transition numérique. Une nationalisation, s’il le faut.
L’économie de la facilité. Le rôle de l’Etat dans l’instauration d’un écosystème productif est central. Mais la présence de l’entité étatique ne doit pas seulement se faire sentir dans la protection des industries et des champions locaux. L’Etat doit aussi porter les valeurs éducatives, nécessaires pour bâtir un pays tourné vers la technique et la créativité. Pour que le Sénégal puisse générer les ressources de son bien-être, il faut bâtir un autre état d’esprit dans la société. Dans notre pays, les rentiers et les intermédiaires sont très nombreux. Il sont les champions de l’« économie parasitaire ». Exit les innovateurs et les grands capitaines d’industries ! Il est impossible de créer une forte valeur ajoutée dans cet environnement. Dans ces conditions, l’Etat peut apporter des investissements colossaux, mais cela ne sera pas suffisant. Le génie de l’innovation s’apprend. Il est l’apanage des sociétés qui promeuvent la liberté, et les savoirs scientifiques. Pour créer assez de plus-value et la redistribuer à la société, une nouvelle génération de bâtisseurs doit impérativement naître. Des entrepreneurs nourris à la culture de l’audace, de la technologie.
Il sera impossible de bâtir des industries nouvelles et performantes si les intelligences ne sont pas libérées. Et dirigées vers l’inventivité. L’innovation est la seule voie pour créer de la richesse et des emplois. Prendre en charge tous les besoins sociaux. Si nous nous sommes retrouvés à la merci d’autres nations, si nous accueillons toutes les marchandises contrefaites du monde, si nous ne consommons que ce que les autres fabriquent, si nous sommes faibles face aux multinationales qui engrangent des recettes considérables sans contrepartie équitable, c’est parce que notre tissu économique est faible. Il l’est car il n’y a pas de « grappes d’innovation ». Comment développer l’innovation et le mettre au service de la société ? Il faut au moins construire un socle de valeurs. Qui repose essentiellement sur l’éducation, la confiance en soi et l’enthousiasme. Sur l’énergie de la volonté. De la découverte. De la responsabilité. De l’originalité. De la prise de risque. Cela passe par l’extension des connaissances chez les citoyens. Par leur enrôlement dans la liberté. Liberté de penser, d’imaginer, de créer. Liberté de saisir les opportunités offertes par le cerveau humain. C’est un vaste programme. Nous avons accumulé beaucoup de retard dans sa mise en œuvre.
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