A côté des morts réelles, désormais, des héros virtuels. Le choc arithmétique des 480 morts est presque racheté par un deuil de masse sur les réseaux sociaux. Au nez et à la barbe d’un gouvernement qui est resté étrangement aux abois, incapable d’une émotion institutionnelle, d’une absence de réactivité pathologique, le deuil national aura surgi de la ferme volonté de twittos.
Le régalien se laisse damer le pion par le numérique, et ne cesse de subir son acrimonie, ses moqueries tranchantes, et son bref ascendant. Qui l’eût cru ? Morts en mer, et désormais enterrés dans des sépultures en forme de tweets, de statuts, d’images, de « hashtags » dont la viralité gagne en nombre ce qu’elle perd en intimité, en substance aussi. La vague dans le cimetière virtuel était si haute que l’émotion a débordé ; les médias nationaux et internationaux, acculés, se sont fait l’écho de ce grondement de colère d’une jeunesse qui a posé sa grande marque dans l’histoire récente des rapports de force. Pour ainsi dire, et éviter d’emblée les procès en trouble-fête, nul ne peut suspecter une émotion d’être calculée, insincère, opportuniste ou illégitime. Il n’y a donc – la décence n’autorise que cela – qu’à se féliciter que les profils arborent le noir du deuil, et souffrir de ce que certains héros virtuels proclament leur autosatisfaction. C’est la condition des héros néophytes que de s’autocélébrer, et pour tout dire, on a vu pire. Pour tenir rapidement le compte (ou le décompte) : pour 480 morts, il y a probablement eu des centaines de milliers d’effigies, d’effusions et d’effervescence.
Au-delà de l’arithmétique
Sommes-nous pour autant quittes, et bons dans nos calculs ? L’équité et l’éthique ? C’est là peut-être, dans le tragique inconfort du devoir de vérité, que les notes peuvent et surtout doivent être dissonantes. Le nivellement virtuel dépolitise la question et invisibilise les victimes ; et à ce compte, une action même calculée du gouvernement pourrait – quoique tardivement – légitimement intégrer le mouvement. Ça aurait le terrible avantage de dissoudre les responsabilités, de racheter les culpabilités, car la création du « même » empêche de voir qui est qui, d’où l’on parle. L’émotion, nous le savons bien depuis Spinoza, nous arrache au choix, rires ou larmes. Très rarement, elle mène au devoir de comprendre. La mécanique habituelle de l’indignation sénégalaise s’articule en 3 temps, et ce pour toute actualité macabre : le grand choc et son émoi, les grandes résolutions et les discours pour soulager, les pseudo-actes passablement corrupteurs pour bâillonner. Comme juge final, l’oubli intervient assez vite et met un voile de pudeur dessus, car il faut faire la place aux autres catastrophes qui se bousculent au portillon et qui attendent une place dans la lumière de l’actualité. Il faut donc faire vite pour accommoder tous les chagrins, dans le bal des horreurs. Mais en bout de course, fatalement, un consensus mou qui ne débouche que sur un seul horizon, celui de la récidive. La virtualité, qui n’a pas toujours que des désavantages, a certes les idées généreuses mais la mémoire souvent bien courte. L’instant triomphe sur le passé, et ne gage pas tellement du futur. Pour éviter un énième procès des réseaux sociaux, qui serait malvenu et sans doute injuste, il faut faire un pas de côté, et prendre le sujet de profil. Ce rapide pas chassé permet d’épargner l’outil, pour s’attacher au discours, remonter à son origine, saisir ses contradictions, et définir une sociologie de ses acteurs, et in fine, pointer quelques incohérences qui, à trop les oublier, peuvent condamner la mémoire à être amère, et s’honorer dans le même souci, dans le meilleur des cas, de ne pas établir de procès personnels. Car si toute émotion est légitime, il n’en est pas toujours de même de chaque ascendance dans les faits et surtout le passif.
Sociologie transversale des départs ?
A ce compte-là, une pédagogie s’impose. Toute bienveillante qu’elle aspire à être, elle ne renoncera pas à situer dans le temps, dans l’espace, le fait dramatique de l’immigration. D’abord, les chiffres, puisqu’ils sont la jauge de la tragédie. Les statistiques nationales et internationales, aussi loin que l’on remonte, et aussi têtu que l’on soit, peinent à donner une échelle de valeur correcte du phénomène de l’immigration clandestine. La démographie est fragile, et depuis les années 2000, les recalés du visa de plus en plus nombreux n’ont d’autre choix pour contourner le durcissement de l’admission au séjour que d’investir les voies clandestines. Contrairement à ce que le sens commun prophétise, les pirogues ne sont pas le premier réflexe. L’immigration clandestine est un vaste pays, qui agrège les permis de séjour expirés, les visas court séjour pour motifs variés qui restent, les faux papiers, et en bout de course seulement, les candidats aux esquifs.
Cela fait un bon petit monde. Et dans nos grandes maladresses de perception, à force de catégoriser l’immigration en légitimes contre illégitimes, les premiers ayant traversé la rive et s’intéressant à peine à ceux qui se noient, nous avons validé le pire schéma plastronné par l’extrême droite en France, celui de l’immigration économique qui serait ainsi, bon an mal an, moins chatoyante et tout compte fait plus condamnable. Alors qu’à côté, étudiants, travailleurs légaux, apparaissent comme les quelques élus épargnés par l’opprobre que laisse le ruissellement de la mer. Il semble donc urgent de rappeler ce fait têtu, moult fois omis : les motivations de l’immigration sont communes aux nantis comme aux pauvres. Partir est le fait – et une sociologie nous le montre – d’une banale recherche de mieux être, et au-delà, d’une quête économique, et partant, de liberté. Tous les immigrés sont donc, quoiqu’ils s’en défendent, un même bouquet, et le défi philosophique, c’est d’arriver à ancrer cette évidence pour disqualifier les hiérarchies qui aujourd’hui promeuvent le passeur chic, Campus France, et condamnent les négriers modernes du littoral méditerranéen. La trame du conflit de classe survit d’ailleurs dans tous les espaces, et dans la diaspora davantage. Les besoins d’une thèse m’ont conduit à voir les saucissonnages du monde étudiant sénégalais en France : association des grandes écoles, associations classiques, associations de ressortissants de localités, clubs ou Think-tank, partout, la ligne de césure est palpable, même si on note des communications et des profils transversaux.
Les fragilités des chiffres
L’ANSD, temple de la statistique nationale, dans cette grande illisibilité, fait montre d’un beau professionnalisme, car elle arrive à tracer parfois les flux migratoires internes et externes (les premiers étant les plus nombreux pour dessiller les yeux des incrédules). Seulement chiffrer le nombre de candidats au départ, ceux qui embarquent, ceux qui arrivent à bon port, ceux que l’océan retient, est un exercice difficile, et on est bien en droit de craindre que les chiffres ne soient plus terribles encore que ceux annoncés. 480 donc, sonne terriblement vide, comme un écho, quand on sait que, tributaire de la météo, des opérations des garde-côtes européens, du contexte géopolitique, des frêles embarcations, l’immigration clandestine est un drame chronique d’intensité variable, mais qui depuis 30 ans est une constante.
Examen du privilège social
Face à ses données reléguées par l’émotion, il faut à la colère numérique beaucoup de souffle et de longévité, et à l’indignation de la constance, pour s’éviter les facilités d’un écosystème virtuel, et finalement cosmétique du deuil et entrer véritablement dans le cœur de la question. Cela suppose d’entendre et d’admettre que l’échec, au-delà d’être récurrent, est surtout cruel. Il fut un temps, pas si vieux – votre serviteur en fit l’expérience – où parler de la pauvreté au Sénégal était un blasphème. Dans un grand acte de nombrilisme national, établir que 10 millions de Sénégalais vivent hors de Dakar, qu’une grande partie de la population souffre de malnutrition, que le droit des femmes et des enfants dans de larges portions est bafoué ou tout bonnement inexistant, que les rapports internationaux sont bien plus féroces sur l’état de la pauvreté, que des murs sociaux encerclent certains quartiers de Dakar, démontant tout mythe – et on fera l’économie d’un catalogue plus fourni – vous valait un bien sinistre sobriquet. Celui de rabat-joie antinational, possiblement prophète du malheur. On vous opposait par la même voie qu’aujourd’hui – hélas, sinistre coïncidence de Twitter – par hashtags là-aussi : #lesenegalquelesmediasnevontpasvousmontrer, mot dièse fondateur du contre récit que les contre-prophètes du web 2.0 aidaient à répandre. L’écosystème numérique a ainsi fait éclore une cohorte de personnalités détachées du réel de la majorité des populations, vivant en autarcie, et que les décideurs libéraux utilisent comme relais du discours performatif et cool de l’économie, à coup de slogans volontaristes. Il se trouve que ces mêmes professeurs de la narration heureuse, jadis aveugles ou peut-être seulement énamourés, sont réveillés par un formidable choc en retour. 480 est pour eux comme la goutte de trop, celle à partir de laquelle l’indignation devient insupportable. Toutes les gouttes précédentes qui ont patiemment rempli le vase de l’émotion leur paraissaient bien dérisoires, à tout le moins pas assez puissantes face au registre de l’éloge.
Face à tout cela, connaître le Sénégal, dans ses multiples nuances sociales, est un prérequis pour déloger le porte-parolat captif du pays des mains d’une classe sociale minoritaire, privilégiée, et de ce fait moins impactée. Les responsables multiples et transversaux, on les connait : une parole intellectuelle attelée préférentiellement à traquer les ennemis extérieurs, des gouvernants enfoncés dans une résignation gabegique et médiocre, une mythologie culturelle de la dette à la mère qui alourdit la pression sur les enfants, un culte du réussir coute que coute, et une société marquée par un rapport à l’argent malsain et pathologique. Tout ceci gagnerait sans doute à être finement expliqué – je m’y attèle dans nombre de textes – il serait alors bon de faire une halte pour évoquer les complexités et les cas particuliers, tout en se gardant de personnaliser les accusations. Mais en bout de course, une chose demeure : il faut retrouver l’angle d’analyse de notre société à travers la classe. Echec notoire de la gauche sénégalaise malgré ses nombreux acquis, la vue de la communauté nationale comme un bloc homogène émancipé des ascendances féodales, des stratifications historiques, est un curieux impensé qui ne permet pas de saisir les réalités sociales. Dans le tunnel de toutes ces omissions commodes, un terrible statut quo se révèle : la dépolitisation de la question sociale est probablement ce qui explique le mieux le manque d’attraction des enjeux politiques. Dans l’expression de ces inégalités de classe, il n’est pas rare d’entendre des procès faits aux jeunes désœuvrés, sur leur inactivité, sur leur statut d’oisifs, sur leur inconséquence, sur leur déficit d’engagement politique. Procès à tout le moins ironiques, on y tape à coté à grands coups, car c’est justement le jeune qui vote contre un t-shirt ou un sandwich qui est un engagé politique, à sa manière, à son niveau. C’est certainement lui qui a le plus de chances de faire partie des 480. Le discours en surplomb par conséquent, sur cette jeunesse soi-disant « malsaine » pour reprendre un vieux refrain, est un discours de classe qui s’ignore, d’où pointent mépris et condescendance, mêlés.
Un rêve : un livre hommage
C’est peut-être le souffle qui manque à l’hommage : de l’empathie véritable, même si c’est beaucoup demander, il faut essayer. Faire le travail ingrat et fastidieux de traçage et de la mémoire. Il en va – rien de moins – que du retour de la classe dans une conflictualité politique sans animosité, pour que la politique reprenne son sens premier d’émanation du social. Dans notre culpabilité commune, on peut peut-être donner à l’hommage une pérennité, car un deuil ne peut être seulement virtuel ou ponctuel. Mais (si possible) une obsession de tous les jours. Écrire donc leurs histoires, leurs émotions, leurs rêves, et si possible garder en tête comme perspective quotidienne l’état réel du Sénégal, sans les biais de l’espoir et de l’émotion. Et associer journalistes et écrivains, et toutes bonnes volontés, pour produire un ouvrage collectif, fait des portraits des victimes. Le deuil est une dette et un amour. Point l’acte de tranquillisation esthétique d’une confiance. Tenter d’inverser le paradigme, pour inscrire la parole dans l’urgence, dans le cours et le cœur des problèmes vitaux. Et ainsi, s’occuper de la source de l’hémorragie maritime sans jamais desserrer l’éthos.
Elgas est crivain & journaliste