La jeunesse ! Sophocle a dit d’elle, que «c’est le temps de toutes les révoltes. Elle grandit dans un domaine qui n’est qu’à elle, où ni l’ardeur du ciel, ni la pluie, ni les vents ne viennent l’émouvoir». Ronsard confiait qu’ : «il faut la cueillir avant de la voir flétrir». Se remémorant ses vingt ans, Nizan avertissait qu’il ne laisserait «personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.»
En 1965, s’adressant à la nation, à l’occasion du 5ième anniversaire de son accession à la souveraineté internationale, Léopold Sédar Senghor, s’était livré à une passe d’armes avec cette couche sociale dont il disait : « Je sais bien qu’ il y a parmi cette jeunesse, comme dans toutes les jeunesses du monde, des malades mentaux ou moraux, des déracinés, livrés au vagabondage et à la délinquance juvéniles. Je sais même qu’il y a, parmi les privilégiés, des zazous de l’intellectualisme, téléguidés de l’étranger »,
Quelques décennies plus tard, son successeur, Abdou Diouf, l’avait tout simplement qualifiée de « malsaine ». Se voulant plus magnanime en arrivant au pouvoir en 2000, Maître Wade avait demandé à « ceux qui n’ont pas de travail de lever la main » tout en leur promettant de leur en trouver. Lasse d’attendre Godot, cette jeunesse se résolut à monter dans des pirogues pendant que celui qui lui avait tant promis, contemplait dans sa glace, l’image prétendument sans tache, qu’il laisserait à la postérité.
Depuis quelques années, si la mort semble parfois la seule solution au mal de la jeunesse qui s’embarque dans des pirogues (presqu’) en chantant, c’est parce que le gouffre où elle précipite son désarroi est celui de l’existence. La famille qui se délite si elle existe encore et où l’on a du mal à se parler ; l’école, d’où l’on sort sans métier, les copains qui partagent sans aide l’envahissant sentiment d’inutilité ; l’ailleurs qui est, dans les cerveaux, un cocktail qui nourrit les plus beaux volcans d’enthousiasme, des feux d’artifice d’imagination qui peuvent désorienter l’esprit qui pousse vers un grand saut qui est lui aussi plein de dangers.
En 1964 déjà, quatre ans seulement après notre indépendance, le président Senghor déclarait dans son adresse à la nation : « Je n’ignore pas les problèmes que posent les jeunes chômeurs et les mineurs mendiants ou vagabonds. Pour les résoudre, les chantiers-écoles seront multipliés et des centres d’accueil et d’orientation ouverts. Un fonds de solidarité a été créé à cet effet , qui fera appel à l’aide internationale».
Sous le président Abdou Diouf, les solutions à l’emploi s’étaient par contre essentiellement limitées au chômage des cadres, des diplômés de l’enseignement supérieur, négligeant, par conséquent ceux de niveau intermédiaire et autres déscolarisés. L’erreur était là parce le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur constituait la part la moins importante des jeunes chômeurs. Quant au Plan REVA (Retour vers l’Agriculture) de Maître Abdoulaye Wade, il n’a pas fait rêver beaucoup de jeunes à qui il était destiné, parce que nés et grandi en ville. Il y a également le fait que l’agriculture n’a pas été valorisée.
Les promesses, Macky Sall, ne s’est pas privé d’en faire aux 200 000 jeunes diplômés des universités et écoles de formation qui rejoignent chaque année, le marché de l’emploi. Il s’est enorgueilli en 2014, deux ans après qu’il est devenu président de la République, d’avoir recruté 5500 agents dans la Fonction publique et enrôlé 10000 jeunes dans l’Agence à la Sécurité de Proximité. Ces mesures, loin de l’engagement solennel qu’il avait pris, ressemblent aujourd’hui, à un coup d’épée dans l’eau et sont très loin de la promesse de 100.000 emplois par an. Lui aussi, à grand peine à résoudre cette question vitale de l’emploi des jeunes. C’est donc ainsi, que de Léopold S. Senghor à Macky Sall, de gouvernements « socialistes » à gouvernements « libéraux », en matière de politiques d’emploi des jeunes, le Sénégal dérive. Si ce n’était que cela ! Il y a aussi lieu de se demander pourquoi, de la période de l’indépendance à aujourd’hui, une des particularités sénégalaises est cet extraordinaire « désir d’ailleurs ».
Thomas Fouquet (anthropologue à l’Ehess Paris) la résume parfaitement. « L’un des faits peut-être parmi les plus marquants et caractéristiques du Sénégal contemporain : sa très remarquable extraversion. L’expression désigne le rapport intense qu’une grande partie de la population sénégalaise – surtout sa composante jeune- entretient avec l’extérieur et, singulièrement, avec les mondes occidentaux ».
Si le rapport est assurément historique, il est également imaginaire et même fantasmatique et ne peut pas être réduit qu’à des considérations strictement économiques, même si elles sont décisives. Des émigrés voient, écrites par les parents, amis, voisins, sur les pages de leur « cahier de retour au pays natal », leur « réussite », distançant largement ceux qui ont « fait des études » et autres professionnels et experts en tous genres, sur le secteur d’un prestige social, qui s’apprécie en sommes d’argent envoyées à la famille, au nombre de pèlerinages payés, en maisons construites et aux montants des dots versés lors des promesses de mariage, en voitures au volant desquelles, on conduit, mais surtout on se conduit. On part pour revenir certes, mais on rêve de revenir différent, dans son propre regard, mais surtout dans le regard de ceux qui sont restés, pour voir son nom grandi par le fait d’avoir pu se sortir de la masse de ceux qui n’ont pas pu.
Dans ce pays qui est une terre de départ, les émigrés font l’objet d’une grande considération et l’impact sur les mentalités est important, et un individu méprisé peut brusquement connaître un transfert parmi l’élite du social. De plus en plus, on constate que les jeunes, chômeurs ou pas ne sont pas les seuls à rêver d’ailleurs, et que les profils sociodémographiques des migrants ont également évolué. Des travailleurs à faible revenu, des petits commerçants, des enseignants, des femmes portant leur(s) enfants, sont eux également, candidats à l’émigration clandestine, nous faisant nous interroger, au regard des sommes qu’ils misent (de 600 mille francs à trois millions) sur le fait de savoir s’ils sont les plus pauvres, puisqu’ils disposent au moins de cette épargne. Faut-il ignorer les réseaux « d’entraide » ? Non. Si quelques parents sont en général les premiers « complices » au départ de leurs enfants, le choix du pays de destination est motivé par la présence, là-bas de contacts familiaux qui promettent au futur émigré, un travail, souvent au noir.
La massification du phénomène de migration trouve une explication dans les réseaux de passeurs, véritables nouveaux entrepreneurs de la migration, qui organisent un véritable commerce de migrants en exploitant à fond, toutes les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Si les premières vagues se sont heurtées aux grilles de Ceuta et Melilla, après avoir affronté le désert, d’autres ont pu profiter du chaos libyen, pour échouer à Lampedusa en Italie.
La presse sénégalaise s’est fait l’écho des drames qu’ont vécu ceux qui n’ont pu arriver à destination parce qu’emprisonnés, ou vendus comme esclaves. Ceux qui en échappent, quelques fois renvoyés au pays, dans des conditions que même des bêtes ne supporteraient pas, rentrent, traumatisés à vie, mais surtout honteux de n’avoir pas pu. Malgré les risques réels, la focalisation pousse les plus « fous » à retenter l’aventure, en toute connaissance de cause.
Face à l’ambiguïté de nos dirigeants, les mesures prises depuis quelques années pour stopper les migrations clandestines ont échoué. Les pays de destination qui ont « aidé » à la surveillance des côtes n’ont pas vu les flux arrêtés. Les messages des campagnes de sensibilisation, sans véritables actions concrètes n’ont pas porté, et les discours moraux, souvent litières d’objectifs politiques font très peu cas de la complexité des situations. Depuis quelques semaines qu’un nouveau gouvernement, fruit flamboyant d’un brouillage politique, a été formé, c’est le mutisme total concernant ces drames quotidiens de la migration clandestine qui connait un extraordinaire regain. Un gouvernement qui, d’emblée, devrait convaincre, remobiliser, impressionner, est l’objet de toutes les plaisanteries possibles et, assailli de saillies, loin de réunifier les énergies, ne fait que fédérer les déceptions, les rancœurs, les doutes et les désespérances. Indifférents à la notion d’intérêt général et incapables d’influer sur le réel, certains des plus hauts responsables de notre pays se sont « résignés » à ne jouer que leur carte personnelle en étant le personnage central d’une pièce de théâtre. Fût-elle une tragédie. Même la journée de deuil national organisée sur les réseaux sociaux n’a pas ému. Si aujourd’hui on peut compter les vrais acteurs politiques, au pouvoir, comme ce qui reste de l’opposition, le prestige de la politique s’émousse et sa respectabilité se meurt.
A l’image de ces 480 candidats à l’émigration, dont la mer est devenue le funérarium. Etat à la fois social et serial killer. On nous rebat les oreilles avec un gouvernement labyrinthique de « combat », composé de ministres à contre-emploi, dans lequel d’aucuns rencontrent d’autres qu’ils détestent, déjà noyé par le tout frais président du Conseil Economique Social et Environnemental, qui a subitement retrouvé ses esprits, pour vraisemblablement décorer un pluralisme anémié.
Savourant les délices d’initié politique, il explique à la limite que même s’il n’aurait pas voulu, la « station » lui serait quand même échue, lui qui, après une longue réflexion, fruit d’une vendange tardive, conscient de former un beau couple avec lui-même, se rend compte que le Sénégal hoquette, que l’ascenseur social est en panne, que l’Etat est en jachère et la République en friches. Quand la République devient un empilement d’assiettes sur une table de café où on invite quelques gens à venir déguster et que d’autres font le pied de grue en attendant leur tour, reproduisant ainsi de véritables alliances de coquins, d ’où sortent quelques brêles, qui visage chafouin, viennent nous exposer et expliquer tous les slogans creux en nous faisant croire que tout est transparent. Et comme me le dit quelqu’un pétri d’humour : « On vit une constante « politique du bikini » qui donne l’impression de tout dévoiler mais cache l’essentiel de ce qu’elle prétend montrer » !