L’élection présidentielle américaine a montré qu’Internet peut jouer un rôle négatif pour la démocratie. On a assisté, sur la Toile, à une flambée des théories conspirationnistes et au raidissement de la vérité factuelle. Cette vague de complotisme qui a surgi des écrans, a été stratégiquement provoquée. Elle a été entretenue par la Maison-Blanche elle-même, et par son locataire. Aujourd’hui, en tout lieu de la planète, des femmes et des hommes souscrivent à des théories folles, qui discréditent l’information, la vérité, et obstruent la démocratie constitutionnelle. Internet, qui devait poser une assise démocratique dans les sociétés modernes, pourrait être le fossoyeur de celle-ci. Partout où l’on tourne le regard, il y a une crise de la vérité, ainsi qu’une défiance vis-à-vis des élites. Même la science, qui a fait de prodigieux bonds en avant, est rejetée. En Afrique, cela pourrait causer la dissolution des libertés et saper les fondements de l’Etat de droit. L’on assisterait alors à un développement du totalitarisme sur le continent.
Fake news, intox, faits alternatifs, réinformation, IA (intelligence artificielle) malveillante. La terminologie en dit long sur ces nouveaux mots, qui désignent l’ère de post-vérité. Ce qui compte, dorénavant, c’est d’avoir raison, ou de tromper, même si on prêche le faux. La propagande existe depuis longtemps. Les élites politiques savent s’en servir pour modifier la perception du public. Mais, avec Internet et surtout les nouveaux médias, les fausses nouvelles deviennent une arme redoutable, à la main des puissants, pour stimuler l’adhésion des citoyens. Ainsi, en quatre ans de gouvernance, Donald Trump aurait menti plus de 20.000 fois selon un décompte tenu par le New-York Times. Sa page Twitter lui servant de caisse de résonance. Le chef de la première puissance mondiale ne se gêne pas. Il lui arrive de proférer 60 mensonges par jour, à destination d’un public qui le croit, et le suit dans tous ses délires, sans sourciller. Il a fini de construire une réalité alternative que des millions de citoyens américains, mais aussi du monde, adoubent. Il faut dire que le boulevard est ouvert, car Trump cumule 88 millions d’abonnés sur Twitter et 34 millions sur Facebook.
Colère vaine. La viralité sur Internet aidant, les fausses informations sont difficiles à stopper. Les algorithmes permettent une diffusion exponentielle des contenus erronés. Par ailleurs, la nature binaire d’Internet favorise le déploiement de l’agressivité. Comme le rappelle la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury. Dans son livre, Ci-gît l’amer, elle explique les ressorts de la haine sur Internet, et ses conséquences. L’époque est dominée par une épidémie de ressentiment, note-t-elle. Si la colère est partout, c’est aussi par le truchement de la technoculture qui favorise sa distribution. Internet est un canal idéal d’endoctrinement. La rancune, le harcèlement, la malveillance parcourent les réseaux connectés, tels des essaims. Ils sont mortifères, dans le sens où ils activent une radicalité sans discernement. Ainsi qu’une pensée non-dialectique. Ils réduisent la complexité de la vie et du réel à une peur archaïque. Qui cherche à accuser, qui fouille dans toutes les poubelles, à la recherche d’un bouc-émissaire. Ainsi, les réseaux sociaux sont débordés par une armée de trolls, de plus en plus intolérants, diffusant sans cesse des fausses informations. C’est le temps des victimes, de l’expression spontanée des pulsions destructrices. Tout le monde invective tout le monde. Et des millions de personnes supportent des leaders autoritaires et fondamentalement immoraux.
Une étude du MIT démontre que les fausses informations sont 70 % plus virales que les vraies. Face à cette avalanche de haine et de contre-vérités sur les réseaux sociaux, se pose la question délicate de la modération. La liberté d’expression est difficilement conciliable avec la censure. Mais Twitter et Facebook ne peuvent plus ignorer l’étendue des dégâts. Facebook a récemment changé de doctrine, concernant les faits alternatifs. Mark Zuckerberg qui s’était retranché derrière le « free speech » a revu sa copie. Désormais, Facebook retire les contenus antisémites. Le réseau social a aussi banni des groupes de conspirationnistes antivaccins. De même que des pages proches de Steve Bannon – ancien conseiller de Trump -, des groupes liés aux QAnon, ainsi que des pages de suprémacistes blancs. Par exemple, le groupe dénommé « Arrêtez ce vol », qui comptait 320.000 membres, a été supprimé par l’entreprise de Menlo Park. Ses administrateurs reprenaient les informations infondées distillées par Donald Trump, après les résultats des élections américaines. Twitter est allé beaucoup plus loin, en censurant des propos du président américain. Mais il y a encore tant à faire pour vérifier les faits sur les réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, l’équipe de communication de Donald Trump, sous la férule de Brad Parscale, avait un plan précis pour les élections. Comme en 2016, elle voulait miser sur les vérités alternatives. Elle a réussi en partie, puisque 70,4 millions de citoyens américains ont voté pour le candidat républicain.
Le succès de cette stratégie va influencer au-delà de l’Amérique. Nous ne sommes qu’aux prémices d’une institutionnalisation de la propagande mensongère. En Afrique, le conspirationnisme et la désinformation trouvent un terrain propice. D’une part, l’inhabilité numérique, ou illectronisme, y est pesante. D’autre part, le continent est le gîte d’une jeunesse sous-éduquée, et travaillée par de multiples frustrations. En outre, le déficit de l’employabilité est immense. En Afrique subsaharienne, 60 % des jeunes âgés entre 15 et 17 ans ne sont pas scolarisés. Une bombe à retardement. La jeunesse est à la merci des démagogues. Des nouveaux révolutionnaires des Internets. Qui, pour trouver audience, vendent des affabulations. L’armée des déclassés, en Afrique, est une cible facile pour les manipulateurs. Déjà, en 2019, des comptes appartenant au groupe Israélien, Archimedes group, avaient été fermés par Facebook. L’entreprise d’influence électorale diffusait sur des pages de fausses informations, à destination des internautes tunisiens, sénégalais et congolais. Cette année, Facebook a aussi supprimé des centaines de comptes créés par le groupe tunisien, Ureputation. Cette société partageait des fake news au public tunisien et ouest-africain.
La démocratie hystérique. Qui étaient les commanditaires de ces intox ? Les fausses informations pouvaient servir la rhétorique d’hommes au pouvoir. Comme d’opposants. Il ne faut pas oublier que Donald Trump s’est fait une place dans le landerneau politique, en récusant la nationalité américaine de Barack Obama. Trump est le plus emblématique des dirigeants colporteurs de désinformations, qui se sont hissés à la tête de leur pays. D’autres leaders ont, aussi, utilisé les faits alternatifs pour convaincre les foules, et arriver à leurs fins. Jair Bolsonaro s’est construit une réputation en s’en prenant aux forces progressistes du Brésil. Il a pu mobiliser autour de lui. En polarisant le débat public, avec une rhétorique haineuse, pour hystériser les foules. Élu chef de l’Etat, il continue de répandre des allégations infondées. Il a, par exemple, nié cette année l’existence de feux en Amazonie, alors que d’immenses incendies consumaient la forêt tropicale. Mais dans ces pays, les institutions sont fortes. Elles ne donnent pas l’opportunité aux dirigeants politiques de détruire les projets républicains et démocratiques. Ils peuvent se servir d’Internet pour diffuser leurs propagandes mensongères. Pour polariser le débat et gagner des élections. Néanmoins, leurs penchants totalitaires sont freinés par des garde-fous.
En Afrique, par contre, les institutions sont très faibles. La marche des pays dépend entièrement de la volonté d’un seul homme : le chef de l’Etat, gardien de la Constitution et de toutes les volontés. L’exécutif écrase tous les autres pouvoirs. Les prérogatives du président de la République sont épaisses. Il porte presque les habits d’un autocrate. Tous les autres pare-feux sont neutralisés. Les juges et les législateurs sont subordonnés à ses caprices. En Afrique, la démocratie se résume, le plus souvent, à l’élection du président de la République. Elle est ainsi complètement dévitalisée. Quand le champ politique est en ruines, le citoyen est désemparé. Il ne lui reste plus que les protestations sur les réseaux sociaux ou l’activisme passif, sans vraie conscience politique. Cela participe à l’exsudation du potentiel militant et transformationnel de la jeunesse.
Tout cela invite à mettre l’accent, encore qu’il est temps, sur quatre priorités. L’éducation à la technologie, dès le primaire, pour préparer les jeunes africains à un monde marqué par l’imbrication des rapports entre l’homme et la machine. Le développement, dans les esprits, de la quête de science, qui prend en compte l’objectivité, l’esprit critique, la distance. L’inscription de l’idéal démocratique comme valeur sociale intangible. Le rétablissement de la confiance entre les élites et les masses africaines, ce qui passe par l’amélioration de l’offre politique. La réhumanisation du discours, en portant une rhétorique publique tolérante et respectueuse des différences. Et, pour finir, rappeler aux grands groupes numériques leurs responsabilités en Afrique – fiscalité, modération des contenus, respect des lois -, ce qui doit être le rôle des organisations régionales. Quel Internet voulons-nous en Afrique ? Comment mettre cet outil formidable au service des peuples, de l’innovation et du progrès social ?
Ces questions doivent faire l’objet de délibération par les citoyens. Ainsi pourra-t-on éviter une conjonction d’impasses, possiblement désastreuse. Déjà, deux dangers font leur apparition sur le continent. Ils peuvent mettre à mal, très vite, les équilibres sociaux, déjà fragiles. Le premier est la xénophobie et les divisions religieuses et confessionnelles. Qui trouvent un lit favorable sur les médias sociaux. Des aventuriers pourraient les promouvoir et les systématiser, dans la perspective d’asseoir des mouvements identitaires. Internet sera un canal idéal de distribution et d’endoctrinement. Le second sera l’alibi de la sécurité, pour contrôler les citoyens et imposer le totalitarisme. Certaines autorités travaillent déjà à doter leurs pays de moyens pour pirater les données des citoyens. Ces projets pourraient aboutir au même résultat que le modèle chinois de contrôle social. La démocratie est loin d’être acquise en Afrique. Et Internet est devenu un élément de désordre, susceptible de stimuler des sentiments fielleux. De créer le chaos. Un outil gigantesque à la disposition de l’intolérance, de la bigoterie, et du totalitarisme.