Pour s’engager dans la pêche aux votes des Sénégalais, le parti Pastef de Ousmane Sonko et sa coalition nous ont présenté à la veille de la campagne électorale pour la Présidentielle du 24 février 2019, leur programme de politique économique et sociale intitulé «Jotna – li ñëp bokk, ñëp jot ci»*. Au-delà du détail de la transcription douteuse d’une de nos principales langues nationales, le wolof, ce document riche de soixante-deux pages expose ses 39 solutions, réparties en quatre grands thèmes. Il s’agit notamment de : 1. «un nouveau pacte républicain et un engagement pour l’Afrique», 2. «institutions et libertés publiques», 3. «produire par et pour nous-mêmes et viser le monde», 4. «protéger les Sénégalais et réduire les inégalités» et 5. «promouvoir les financements innovants et diversifier les sources de recettes». De belles photos du leader affichant un «sourire commercial» y sont étalées. La surcharge d’illustrations inappropriées et quelques fois inutiles qui le traversent témoigne, à souhait, de l’accent mis sur l’accessoire aux dépens de l’essentiel.
Nous nous sommes intéressés précisément au premier point du quatrième lot de solutions proposées, portant sur le vœu de «protéger les Sénégalais et réduire les inégalités». Or, à ce 27ème lot de solutions, titré «Egaliser les chances par l’éducation», nous ne pouvons qu’être surpris par l’inappétence pédagogique et la pauvreté du programme Jotna quant aux grands enjeux du secteur de l’éducation. Les ambitions du président Ousmane Sonko pour le système éducatif sénégalais sont présentées comme la quarante-septième solution de ce fameux palimpseste à travers cent quatre-vingt-sept (187) mots, avec une entrée par la déperdition scolaire, «surtout chez les jeunes filles». En fait de profession de foi sur le système éducatif, nous choisissons de mettre en avant notre préférence à une réflexion pédagogique basée sur plusieurs années d’expérience pratique, plutôt qu’à nos convictions politiques. Le volet éducatif du programme Jotna se révèle lacunaire, sans aucune prise sur le réel, et par moments, dépassé. Or le projet qui jaillit de notre loi d’orientation 91-22 modifiée, et tout dernièrement des Assises de l’éducation et de la formation du Sénégal tenues du 28 au 30 août 2014, à Dakar, sous la présence du président de la République, est clair. Il ne s’est aucunement agi d’y tisser des réseaux touffus d’incohérences et d’insuffisances.
L’entrée par la déperdition scolaire opérée par le président Sonko nous invite d’emblée à revisiter cette notion. Et sa mise en avant dans un document aussi stratégique mérite qu’on s’y arrête un instant. Elle se manifeste par une défection précoce d’une frange des effectifs scolaires introduits dans «un cycle». En effet, c’est un fait scolaire qui affecte négativement les rendements à l’école. Toutefois, même si ce phénomène affecte les indicateurs de performance du système éducatif, il n’en constitue pas pour autant un critère pertinent liant le Sénégal au groupe des pays les plus pauvres de la planète. Depuis toujours, la déperdition scolaire n’a cessé d’alimenter des débats et suscité des passions, mais cela n’en fait pas pour autant une spécificité sénégalaise. D’ailleurs, jusqu’à présent, et aussi surprenant que cela puisse paraître, les techniciens de l’éducation ne sont pas encore parvenus à s’entendre sur sa définition. Ce que les «pédagogues de Jotna» semblent ignorer, c’est que ce concept est à la fois complexe, dynamique et surtout mouvant. Beaucoup d’auteurs qui se sont intéressés à la question de la déperdition scolaire (Paul et Brimer, 1971 ; Lê Thanh Khoî, 1967 ; Legendre, 1993 ; Unesco, 1998 ; Rwehera, 1999 ; Dièye, 2000 ; Mohamed, 2003 ; Kantabaze, 2006 ; Kaboré, 2008) se sont accordé sur le fait que celle-ci ne peut s’appréhender qu’à l’aune de l’abandon scolaire et du redoublement. En revanche, de grands auteurs comme De Landsheere (1979) et Deblé (1980) vont complétement écarter l’impact du redoublement lorsqu’il s’agira d’apprécier la déperdition scolaire. En tous les cas, cette dernière serait synonyme de diminution des effectifs au cours d’une année scolaire. Soit ! Dans un système éducatif quel qu’il soit, il y a toujours deux camps : ceux qui réussissent et ceux qui n’y arrivent pas. C’est donc le lieu d’interroger les «pédagogues du parti Pastef» sur l’attribution de l’apanage de la déperdition scolaire au système sénégalais. En quoi, en d’autres termes, le phénomène de la «déperdition de l’éducation» est-il propre au système éducatif sénégalais ?
Le mutisme du programme Jotna sur l’éducation spécialisée appliquée aux enfants vivant avec un handicap (surdi-mutité, non-voyance, autisme, surdouance, etc.) témoigne à suffisance, si besoin en était, d’une volonté délibérée de mise à l’écart d’une frange non négligeable de notre population juvénile. Qui plus est, tous les enfants qui ne s’identifient pas aux autres ; tous ces enfants ayant une précocité mentale avérée, qui à sept ans déjà font preuve de maturité et sont capables de raisonner en adultes ; tous ces petits ayant appris tout seuls à lire et qui préfèrent les bons livres à l’hilarité devant un écran de télévision, aucun de ces enfants-là n’est dans les prévisions de l’école telle que rêvée par le président Ousmane Sonko. A l’école du programme Jotna, l’appétit de savoir et le droit de découvrir le monde de tous ces «enfants à besoins éducatifs spéciaux» partiront à jamais en fumée, du fait d’un manque d’ambition doublé d’une incapacité à cerner les contours de l’éducabilité. Et ce n’est pas le seul point d’omission volontaire de ce programme. Il est aussi resté silencieux sur les éventuelles sources de financement de son Ecole.
Par ailleurs, ce même programme précise : «Nous introduirons la scolarisation dans nos langues nationales après une concertation nationale intégrale et inclusive et nous étendrons l’enseignement religieux au cycle secondaire.» Aussi, nous convient-il de noter que le système éducatif sénégalais a dépassé l’étape expérimentale de l’introduction des langues nationales. Fort de plusieurs décennies d’expérimentation réussie, il ne reste que sa généralisation à tous les niveaux du système. Comme nous le savons tous, parler sa langue maternelle revient, d’une certaine façon, à «écrire à haute et intelligible voix». C’est pour cette raison qu’il est impératif d’aller vers la généralisation de l’apprentissage basé sur nos langues nationales. Et cela, les plus hautes autorités de ce pays l’ont compris et y travaillent sans relâche.
Dans un autre registre, le programme Jotna fait état de l’introduction de «l’anglais à l’élémentaire couplé aux nouvelles technologies (quoi qu’elles ne sont plus nouvelles, du tout) et depuis l’école primaire» comme si l’élémentaire était différent du primaire. Nous sommes sûrs que le président Sonko sait que ces deux notions renvoient à la même réalité. Pour sa gouverne, nous devons juste rappeler que le système éducatif sénégalais est structuré en quatre cycles dont deux sont obligatoires : le préscolaire (avec un minimum présentiel d’un an, entre 5 et 6 ans) ; le cycle élémentaire (ou primaire) avec trois étapes ayant deux niveaux chacune, prévu pour les 6 – 11 ans ; le cycle moyen avec quatre classes destiné aux 12 -15 ans ; le secondaire qui dure 3 ans entre 16 -18 ans.
Pour rappel, de 2000 à maintenant, l’accès à l’enseignement et la formation technique et professionnelle (Eftp) s’est fortement amélioré, de même que le passage à l’université. L’enseignement supérieur s’est beaucoup démocratisé ces dernières années. Quant à l’introduction du bilinguisme retracée dans ce programme de Pastef, la même observation sera faite. Là également, rien de nouveau sous les tropiques. Beaucoup d’écoles maternelles proposent depuis des décennies l’initiation à l’anglais. C’est plutôt le trilinguisme qui aurait été une nouveauté, avec en toile de fond, le triptyque «langue officielle/première langue étrangère/langue maternelle». C’est-à-dire dérouler les enseignements-apprentissages sur la base de la langue officielle (le français), la langue étrangère (l’anglais) et la langue maternelle de l’enfant (une de nos langues nationales).
Poursuivant la lecture du volet éducation du programme Jotna, nous relevons l’expression d’une idée poussée jusqu’au plus profond du dilatoire et de la démagogie. En effet, supposer une seule seconde que «revaloriser la fonction enseignante» se résume au règlement des questions matérielles, notamment pécuniaires, relève de l’incurie et d’une parfaite méconnaissance du niveau des investissements dans notre école ces dernières décennies. D’ailleurs, cela dénote une volonté cachée de couper l’herbe sous le pied du mouvement syndical de notre pays qui avait fini d’en faire un des chevaux de bataille de sa plateforme revendicative. Nous nous souvenons déjà que lors du Congrès de l’Union démocratique des enseignants (Uden) en 1998 à l’Ucad, le secrétaire général Mamadou Diop Castro en avait fait cas dans une de ses mémorables envolées lyriques. Dès lors, nous préférons parler de «revalorisation de la profession enseignante», car il s’agit bien, pour le cas d’espèce, de la profession et non de la fonction. Et vouloir «revaloriser la fonction enseignante en repensant le système d’avancement et d’intégration des enseignants et en réformant le système d’allocation des ressources» n’est qu’illusion et manque de respect à ces «bâtisseurs de l’humanité». Et cela reviendrait à prendre l’ombre pour la proie. Ce n’est pas une question d’argent, mais plutôt d’organisation.
Nous estimons que la revalorisation de la profession enseignante doit nécessairement passer par la prise et l’application d’une batterie de mesures qui peuvent se résumer à une gestion inclusive et participative du système scolaire. L’Ecole (enseignants, personnels d’appui, élèves, comités de gestion des établissements, associations de parents d’élèves, corps de contrôle) devrait pouvoir participer à toutes les prises de décisions devant influer son cours. Là aussi, des efforts sont enregistrés, car c’est bien par la décentralisation des instances de décisions et la délégation des pouvoirs essentiels aux enseignants et personnels de première ligne des établissements que passera la revalorisation de l’école, et par ricochet, celle de la profession enseignante. Si nous voulons sérieusement et durablement valoriser la profession des enseignants, les pouvoirs de décisions doivent être donnés aux personnels éducatifs, puisqu’ils savent mieux que quiconque ce dont l’école a besoin. Ce processus du empowerment est absolument nécessaire. Il faut donner le pouvoir de l’Ecole aux enseignants.
En définitive, le projet éducatif du programme Jotna est voué à l’échec du fait de la gravité des «crimes contre l’esprit» qui seraient commis sur toutes les générations. Lu dans les interlignes, le projet non seulement manque de consistance, mais il est dangereux et séparatiste. Il ne s’attaque pas non plus au vrai problème, au moment où l’Etat du Sénégal livre un véritable corps-à-corps avec les grands enjeux de l’éducation post-Covid-19. L’objectif d’apaisement est le seul garant de la stabilité et de la réussite dans nos écoles. Or en remettant le pouvoir de l’école aux enseignants et en maintenant le rythme des investissements pour l’accès, le maintien des enfants surtout des filles, et pour la qualité, nous assisterons à l’avènement d’une école créative, innovante et favorable à toute forme de conquête du savoir. Il s’agira donc de renforcer la politique du secteur de l’éducation pour la séquence temporelle 2018-2030 déclinée dans le Paquet-Ef (Programme d’amélioration de la qualité, de l’équité et de la transparence de l’Education et de la formation) pour davantage s’aligner sur l’Objectif de développement durable (Odd) 4, mais aussi sur la «Stratégie 2030».
*Bonne traduction : «lu ñépp bokk, ñépp jot ci» (quelle que soit la variante dialectale wolof usitée, le «p» de « ñépp » est géminé).
Références :
Deblé, I. (1980). La scolarisation des filles. Paris : Unesco.
De Landsheere, G. (1979). Dictionnaire de l’évaluation et de la recherche en éducation. Paris : Puf.
Dièye, A. (2000). Impact des niveaux socio-culturels et économiques des parents sur la déperdition scolaire des filles dans la région de Dakar. Dakar : Ens/Ucad/Cuse (mémoire de Dea non publié)
Kaboré, M. (2008). Les déperditions scolaires au Burkina Faso : Causes, conséquences et perspectives.
Gbahoui Jean-Marie Nicaise, Représentations sociales des déterminants de la déperdition scolaire dans la circonscription de l’enseignement primaire de Bonoua.
http://www.whep.info/spip.php? Article102 (page consultée le 07 novembre 2020 à 22h 21 mn)
Kantabaze, P. (2006). Déperditions scolaires dans les pays en voie de développement : analyse à travers le cas du Burundi. Dakar : Ens/Ucad/ Cuse (Mémoire de Dea non publié)
Lê Thanh Khoï. (1967). L’industrie de l’enseignement. Paris : Editions de Minuit
Legendre, R. (1993). Dictionnaire actuel de l’éducation. Paris : Eska
Mohamed, A.M. (2003). Le rendement scolaire : perspectives spécifique de l’enseignement primaire aux Iles Comores. http : //www.comores-online.com/mwezinet/education/rendement scolaire.htm (page consultée le 05 novembre 2020 à 07h 21 mn)
Paul, L. et Brimer, M.A. (1971). La déperdition scolaire : un problème mondiale. Paris : Unesco.
Rwehera, M. (1999). L’éducation dans les pays les moins avancés : quelle marge de manœuvres ? Paris : L’Harmattan.
Unesco. (1998). Occasions perdues. Quand l’école faillit à sa mission. Paris : Unesco
Lamine Aysa FALL
Militant de l’Alliance Pour la République
Citoyen de Thiès-ville
lamineaysa@gmail.com