Un massacre enfin nommé
Marc Bloch : L’honnête soumission à la vérité
La commission de la Défense nationale et des forces armées a, par un vote le 21 octobre 2020, approuvé la publication du rapport du député Philippe Michel-Kleisbauer à l’issue de sa présentation orale.
Ainsi Thiaroye fut nommé massacre par nos représentants élus. C’est assurément un grand pas. Dans mon précédent billet, je n’ai pas caché la désagréable suprise en découvrant la présentation de ce fait historique dans ce rapport. Désormais je suis sidérée depuis que j’ai compris que le député, après avoir auditionné trois historiens, avait fait un plagiat de wikipédia qui, pour Thiaroye, est un ramassis de contre-vérités, d’approximations et d’erreurs de sources. Le député parle pourtant de deux années de travail sur Thiaroye. L’Assemblée nationale a publié ce rapport désormais non modifiable, avec la partie sur Thiaroye plagiée à 53% selon le logicel anti-plagiat de mon université. Un étudiant serait lourdement sanctionné. Le code de déontologie des députés devrait insérer un chapitre sur les règles éthiques à respecter vis à vis des personnes auditionnées et dans l’écriture des rapports.
Autre surprise, la révélation de la présence de trois fosses communes sous les tombes anonymes du cimetière militaire redevenu français depuis 2014. La souveraineté de la France serait alors pleine et entière pour décider de l’exhumation des corps alors que le député prétend que les sépultures relèvent de la seule souveraineté de l’Etat sénégalais.
Le retournement du ministère des armées sur les fosses communes
Jean-Pierre Vernant : Le vrai courage, c’est au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Être le grain de sable que les plus lourds engins écrasant tout sur leur passage ne réussissent pas à briser.
Pour pouvoir annoncer une telle information inédite et inconnue des historiens, il faut une archive qui prouve l’existence de ces fosses communes. C’est la direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DPMA) du ministère des armées qui a informé le député mais, apparemment, sans le moindre document à l’appui. En tant qu’historienne, j’ai demandé à la ministre des armées de pouvoir consulter cette archive ainsi qu’à la DPMA qui ne m’a pas répondu. La DPMA a cependant apporté un éclairage suite à la démarche d’un journaliste. Elle rejette la responsabilité, dans un premier temps, sur le député qui aurait dû employer le conditionnel dans son rapport.
Le chiffre « trois » est suffisamment explicite pour estimer qu’un document en fait état. Dans un deuxième temps, la DPMA écrit : « Ce sont des « informations » recueillies localement lorsque le ministère des armées a pris en charge l’entretien de ce cimetière. Elles ne sont fondées sur aucune source fiable. », rejetant la responsabilité sur les autorités sénégalaises. Dans le cadre d’un rapport publié à l’Assemblée nationale revêtant un caractère des plus officiel, le ministère des armées apporte une indication sur l’emplacement des fosses communes d’après une source non fiable. Je tiens à préciser que le ministre des forces armées sénégalaises, déjà en poste en 2014, a mentionné dans un courrier du 26 décembre 2017 au président de l’Assemblée nationale du Sénégal, qu’aucune fosse n’a été trouvée, ni située. Ce ministre sénégalais ne prétend pas pour autant que des fouilles ne sont pas envisageables. En effet, il suggère que ce travail nécessitant des moyens technologiques modernes importants pourrait se faire en lien avec le département Histoire de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) et des partenaires au développement du gouvernement de la République du Sénégal.
Un des partenaires ne serait-il pas la France ? Mais c’est sans compter sur la velléité de la DPMA de couper court à toute idée d’exhumation des corps. Elle prétend que des fouilles seraient difficilement envisageables, les règles de l’islam prohibant les exhumations.
Non, l’Islam ne prohibe pas les exhumations dans des cas particuliers comme pour faire valoir des droits ou lorsque des personnes ont été enterrées sans respecter les usages ou dans un endroit indu, ce qui est le cas lorsque des êtres humains ont été jetés dans des fosses communes.
La DPMA nous fait comprendre que les fosses communes ne sont donc pas sous les tombes du cimetière militaire de Thiaroye alors qu’un rapport officiel de l’Assemblée nationale en fait désormais état. Il y a lieu de s’interroger sur son obstination à rejeter l’exhumation des corps après avoir prétendu que les fosses communes étaient sous des tombes. N’y a t-il pas obstruction à la manifestation de la vérité sur un crime commis ?
Sur ce plan de l’opération du massacre a été rajouté -vraisemblablement après le 1er décembre 1944 – un cercle en pointillés mais aussi « camp des 300 » et « camp des 1000 » pour faire 1300 rapatriés alors qu’ils étaient plus de 1600.
Ces pointillés correspondent à cet endroit que l’autoroute longe au niveau du péage de Thiaroye. Auparavant ce lieu était un dépôt d’ordures. Le dernier commandant des forces françaises au Sénégal a affirmé, en 2016, connaître l’endroit des fosses communes qui a été recouvert d’un dépôt d’ordures.
Une association d’aide aux jeunes de Thiaroye a obtenu l’autorisation d’occuper ce terrain à la condition de ne pas creuser, ni construire. A l’endroit de la croix rouge, j’ai vu une dalle de béton qui pourrait correspondre à une des trois fosses communes.
Il est d’usage de couvrir ainsi les fosses communes afin d’éviter que les familles ne viennent chercher les corps. Il ne s’agit pas de réservoir d’eau construit par les Américains, ni des vestiges d’une baraque du camp militaire comme cela a pu être dit, toujours pour éviter la confrontation avec la cruelle réalité. C’est bien à cet endroit que les efforts communs de la France et du Sénégal doivent se concentrer pour chercher les corps et les compter avant de leur offrir une sépulture perpétuelle au cimetière militaire. Les tombes sont en nombre suffisant et sans doute vides. Dans la lettre du ministre des forces armées du Sénégal, c’est un appel à l’aide qu’il faut entendre pour exhumer les corps des fosses communes. Le terrain est devenu sénégalais mais qui a commis le crime au sein d’un camp militaire français alors que le Sénégal était une colonie française et qui a travesti durant toutes ces années la réalité des faits ?
De la nécessité d’une commission d’enquête parlementaire
Jean Jaures : Le courage c’est de chercher la vérité et de la dire. Ce n’est pas de subir la loi du mensonge triomphant
L’endroit des sépultures de ceux qui ont été exécutés pour avoir réclamé leur solde de captivité a connu plusieurs versions depuis ce funeste 1er décembre 1944. Ce serait faire injure à l’Armée française que de prétendre son amnésie quant à l’endroit de l’inhumation des hommes qu’elle a tués. Le 2 novembre 2020, devant la ministre des armées, le terme de « massacre de Thiaroye » a résonné dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Désormais les députés doivent s’interroger, questionner et enquêter sur la prégnance d’une rébellion armée et d’une mutinerie jusqu’à récemment. Comment expliquer qu’en 2020, la DPMA fasse un volte-face après avoir informé un député de l’emplacement des fosses communes ? Que s’est-il passé à Dakar lors de la mission de la DPMA en 2010 avant la dissolution des forces françaises au Sénégal alors qu’il a été question des archives de Thiaroye ? Comment expliquer qu’un directeur de Cabinet, directeur de la DPMA en 2010, puisse mentionner, en 2019, que M’Bap Senghor n’était pas déserteur alors que le directeur du service historique de la Défense (SHD) a indiqué qu’il ne possédait pas d’archives permettant de modifier l’état signalétique et des services ?
Comment expliquer que l’ONACVG produise une archive non classée au tribunal administratif alors qu’elle aurait dû se trouver dans le dossier personnel de M’Bap Senghor ? Comment expliquer aussi que le président Hollande ait pu déclarer solennellement le 30 novembre 2014 devant les tombes du cimetière militaire de Thiaroye : « Aujourd’hui les interrogations demeurent : celles des historiens, celles des familles, celles finalement de tous ceux qui veulent comprendre. D’abord sur le nombre exact de victimes, mais aussi sur l’endroit où ils furent inhumés qui reste encore mystérieux » ? En 2014, l’endroit est inconnu mais en 2020, cet emplacement mystérieux est enfin révélé mais avec un retournement prévisible. Les contrôleurs des armées sont aussi habilités pour faire des enquêtes en cas de dysfonctionnement, conseiller la ministre, avec un souci d’intégrité.
Le manque de respect, de considération, de loyauté, de rigueur, de transparence est devenu la norme au ministère des armées sur ce fait historique y compris vis à vis des parlementaires. Quand le mensonge d’Etat a été révélé en 2014, pourquoi et par qui le ministère de la Défense s’est enferré dans la négation du massacre, dans le mensonge sur les sépultures et dans le refus de prendre en compte les réclamations des familles de victimes ? L’enquête parlementaire rejetée en 1945 est indispensable aujourd’hui pour comprendre et déterminer les responsabilités de cette machination sans fin. Combien de faux en écriture publique ont été commis depuis le 1er décembre 1944 ? L’amnistie du 16 août 1947 ne couvre pas ces graves dysfonctionnements de l’Etat. Ce massacre, de plus en plus connu y compris à l’étranger, peut devenir le symbole d’un crime raciste, impuni et commis par une France redevenue libre. Il peut aussi devenir le symbole d’une réparation même tardive avec la reconnaissance de la même valeur pour tout être humain en considérant leur engagement et leur droit, notamment à réclamer le paiement des sommes dues. La création d’une commission d’enquête permettra d’éclairer les différentes communautés concernées sur des dysfonctionnements, dans le respect de la séparation des pouvoirs et des procédures judiciaires.
Histoire et politique
Chateaubriand : Si le rôle de l’historien est beau, il est parfois dangereux
Il n’est pas nécessaire de mettre en place une commission d’historiens qui peut facilement évincer les historiens les plus compétents par leurs connaissances, nous le savons avec la commission Duclert sur le génocide du Rwanda. En décembre 2014, Julie d’Andurain suggérait une liste d’historiens pour une éventuelle commission sur Thiaroye dans un article publié sur le site de l’AHCESR. Pas un seul de ces historiens n’a fait des recherches sur Thiaroye… Il suffit d’écouter et de respecter les historiens qui émettent des hypothèses mais aussi des certitudes fondées sur leurs recherches et sur lesquelles le politique peut s’appuyer pour prendre des décisions. Il n’existe pas de polémique ou de controverse dès lors que l’histoire de Thiaroye est visitée par trois sortes d’historiens : ceux qui font de la fraude scientifique au service d’un mensonge d’Etat, ceux qui font de la compilation orientée en minimisant la responsabilité des auteurs de la tragédie et ceux qui fouillent les archives, interrogent les sources et questionnent le récit officiel. Les conclusions de ces derniers peuvent déranger quand elles fissurent un mensonge d’Etat soigneusement conservé. Un historien travaille sur des archives et leur absence est révélatrice de ce que certains veulent encore camoufler. L’entrave à la recherche par l’empêchement de consulter des archives doit cesser. C’est le courage politique qui doit désormais prévaloir. Les décisions politiques responsables s’imposent pour rompre avec ce qui s’apparente aujourd’hui à un racisme d’Etat.
Le retournement attendu
Pierre Vidal-Naquet : Si la vérité n’a aucun besoin de la police ou des tribunaux, elle a assurément besoin des historiens
En 2019, j’ai rencontré des étudiants de l’université Rennes 2 lors d’un atelier chorégraphique avec leur enseignante Hélène Paris. Leur choix s’était porté sur le massacre de Thiaroye avec l’idée de « retournement » qu’ils ont magnifié dans leur création. Ce terme m’a percutée parce que depuis 2014, je suis effectivement en attente d’un retournement afin d’effacer la négation d’un crime commis.
Mais six ans plus tard, je ne vois que des soubresauts et de légères avancées contrecarrés par des retournements vers les abîmes du mensonge. Il faut retourner cette terre de sang pour honorer la mémoire de ces hommes. L’exhumation des corps permettra à la justice d’accomplir son œuvre pour les réhabiliter. Mais la justice doit aussi accepter la confrontation avec un mensonge d’Etat et prendre en compte les travaux des historiens. La justice n’a pas vocation à dire la vérité historique mais les jugements ne doivent pas contourner des faits désormais établis qui prouvent les préjudices et une terrible injustice. Faire mon métier d’historienne, c’est de ne pas renoncer à appeler la vérité et la responsabilité.
Une pétition réclamant l’exhumation des corps
Une nouvelle pétition a été lancée à destination du président de la République Emmanuel Macron et de trois ministres concernés : Florence Parly, Jean-Yves Le Drian et Eric Dupond-Moretti.Qu’ils puissent entendre et réagir : il y a urgence pour Biram Senghor avec son combat pour la mémoire de son père M’Bap Senghor entamé depuis plus de 40 ans et désormais connu dans le monde. D’après l’acte d’accusation pour les faits de rébellion armée établi le 15 février 1945, il y a eu 35 morts du côté des « mutins ». Si, avec les fouilles des fosses communes, il est dénombré plus de corps, le procès en révision pourra alors aboutir pour innocenter les 34 condamnés. C’est un fait nouveau et le Garde des Sceaux pourra, d’après la loi, saisir la commission de la Cour de Cassation.