J’ai grandi à proximité du port de Dakar et j’ai été ainsi témoin de l’émigration clandestine des jeunes du Dakar-Plateau des années 70, qui ont emprunté successivement les paquebots Lyautey, Ancerville et Massalia. La nuit où ces navires devaient reprendre le large, l’on pouvait voir dès 20h s’affairer le long de la grille de clôture du port des groupes de jeunes, dont certains finissaient par l’enjamber et aller s’engouffrer dans le bateau prêt à lever l’ancre. Par la suite, c’est une carte postale qui venait nous raconter l’épilogue de l’aventure de ces frais débarqués à Marseille. Cette carte était une gâchette de motivation pour la prochaine vague. En tant que « boy-plateau » nous étions déjà à l’époque plus connectés à l’Occident, la Pop musique, le Rhythm and Blues, la Salsa cubaine, qu’à nos valeurs culturelles. Cet attachement passionné à un mode de vie emprunté, dont la source était de l’autre côté de l’océan, faisait de nous des jeunes loin d’être tout à fait à l’aise dans notre propre pays.
Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, je me retrouve employeur d’un jeune de mon village du Bosséa, Hafiz du coran (ce qui veut dire qu’il a mémorisé tout le coran) et fils d’imam. Depuis qu’il a quitté son Fouta natal et s’est installé à Dakar, il a pris des habitudes citadines, apprend l’anglais et le français avec une ardeur impressionnante, est fan de Tupac (défunt rappeur américain), lequel figure sur son statut de WhatsApp. Alors qu’il se montre satisfait de son sort professionnel, il a répondu à ma demande qu’il donnerait tout pour aller en Occident et, rien ne peut le convaincre que ce désir n’est que le fruit d’une illusion.
L’envie de vivre un rêve arbitraire
Ces exemples montrent qu’il y a un dénominateur commun à l’émigration des jeunes d’alors et d’aujourd’hui : le désir de s’arracher de l’asservissement d’un environnement social et culturel quelque part inhibant, pour s’envoler vers un lieu où l’on peut vivre ses rêves. Un lieu où les rêves ambitieux sont dans l’air du temps plutôt que perçus comme chimères.
Ces jeunes s’en vont parce qu’ils sont les maillons d’une chaîne transgénérationnelle en marge des vocations culturelles de leur terroir et connectés depuis des décennies à l’Occident.
Cet Occident qui ne cesse de consolider par la sophistication vertigineuse de ses technologies, notre addiction à son monde. Si les cartes postales périodiques d’alors nous stimulaient tant pour l’Europe, à plus forte raison l’impact d’un smartphone et toutes les capacités qu’il procure instantanément, cumulé aux autres organes de médias qui excellent dans la culture de masse.
Parole d’un rescapé : le suicide ne m’a jamais effleuré l’esprit
La remarque à faire ici est que dans le fond rien n’a changé, quant à la forme il y avait jadis moins de fatalités avec les paquebots, qui hélas ne font plus escale dans nos ports. Donc quelque soit le degré d’excentricité de la décision des jeunes passés à l’acte « Barça ou barzakh », l’on peut présumer que l’idée de suicide n’a jamais effleuré leurs esprits. Il n’est par conséquent pas pertinent de l’invoquer dans la recherche de compréhension du fléau. Ces jeunes valent plus que ça, ils en veulent ! Ce sont nos fils, l’émigration n’est pas seulement leur problèmeème mais celui de l’ensemble de la nation. Je me demande d’ailleurs comment est-ce qu’une telle tragédie peut laisser indifférentes les universités, dont les chercheurs devraient fouiller les méandres de ce phénomène au cœur de nos préoccupations et nous éclairer.
S’embarquer dans une aventure si risquée n’est rien d’autre qu’une réponse à la question consubstantielle du désir, à laquelle est appelé à répondre tout désireux : – quel prix suis-je prêt à payer pour mon désir ? C’est tout à fait naturel venant d’un être humain.
Faire de notre pays un endroit où il fait bon vivre pour un jeune
Dans le jargon des jeunes d’aujourd’hui circule une exclamation éloquente : “Deuk Bi Dou Dem”. Voyez-vous le gap entre cet aphorisme et le projet de l’émergence qui se veut inclusif, qu’eux-mêmes devraient s’approprier ? – Les responsables du PSE devraient mieux réfléchir sur la vente de leurs produits à la population. Pas facile, car l’émergence fait partie des produits les plus complexes à vendre chez nous. A la lumière de ce qui se fait et la perception que les gens en ont, il ressort clairement que le refrain “émergent” qui a ses limites quant à l’accès aux masses ne peut sortir ces dernières de leur perplexité. Elles continuent à se demander à chaque fois qu’un locuteur leur chante la mélodie : où est-ce qu’il veut en venir avec cette rengaine ? Il est temps de se trouver des métaphores à même d’être mieux comprises. Par exemple : ils disent “Deuk Bi Dou Dem” ! L’on objecte avec “Bok Jog-ci andë Dem”.
Manque-d’emploi : l’arbre qui cache la forêt !
Pour ne plus avoir à subir ce phénomène tragique, il faudrait commencer par challenger la sagacité des passeurs et autres malfrats qui tirent profit de l’émigration clandestine. Eux l’ont vu venir, ont ensuite anticipé et évalué les opportunités qui s’offraient à eux, ce qui leurs a permis d’en prendre le contrôle et s’enrichir en mettant à disposition les moyens logistiques.
De nos jours, l’emploi manque dans la plupart des pays du monde mais tous ne payent pas ce lourd tribut lié à l’émigration. Pourquoi ? – Parce qu’ailleurs, aux sans-emploi, il a été vendu l’espoir d’en trouver sur place prochainement à défaut de les satisfaire dans l’immédiat. Ils transigent en toute confiance avec leurs autorités parce qu’il leur a été prouvé que leurs pays avancent dans la bonne direction. Comment ? – par l’existence chez eux d’un standard de vie qui reflète tous les paramètres et aspirations d’une société moderne en progrès. Cela est différent de là où l’on semble vivre dans une dissipation sans limites, dans une insalubrité et incivisme pérennes, obligé d’emprunter quotidiennement des véhicules de transport public indignes au déplacement du bétail. En somme, des pays où l’inflation des agressions dans le milieu y est désespérément insupportable. Comment l’estime de soi-même d’un jeune peut-elle grandir avec de telles meurtrissures ? Vibrer d’amour pour son pays va de pair avec la fierté de faire partie d’une société qui fait preuve d’un génie dynamique et très compétitif. Cette tragédie dissimule d’autres maux que celui du manque d’emploi tout simplement. Pour nous en débarrasser définitivement, il nous faut plus qu’un sparadrap – plutôt une intervention chirurgicale, qui permette d’en tirer toutes les leçons et opérer des changements profonds.