Lors d’une conférence à l’Ugb le 12 décembre, Abdourahmane Diouf, ancien porte-parole de Idrissa Seck, a fait le plaidoyer d’une «démocratie de concordance ou démocratie d’entente». Je précise d’abord qu’il est regrettable de voir un personnage aussi brillant et courtois, en dehors du champ politique. La thèse qu’il défend est qu’en résumé les perdants à un scrutin présidentiel ne doivent être exclus de l’Exécutif. Selon lui, quel que soit le pourcentage de voix obtenu, il faut être représenté dans un gouvernement pour éliminer la transhumance et avoir un gouvernement dont la composition est proportionnelle au résultat du scrutin.
La proposition du juriste est innovante, mais je n’y souscris pas pour de nombreuses raisons. La démocratie est affaire de majorité, pas d’unanimité. La majorité gouverne et l’opposition s’oppose. Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, dans un ouvrage paru en 1985, Hégémonie et stratégie socialiste, érigent la conflictualité comme une donnée consubstantielle du politique. L’espace du politique est celui de l’affrontement de visions du monde arbitré par le suffrage universel. Abdourahmane Diouf et les Libéraux envisagent difficilement souvent le politique autrement que sous l’angle de l’économique ou de l’éthique. Ils s’inscrivent dans un moment post-politique. Comme Carl Schmitt, je crois que le politique a une dimension antagonique qui induit la permanence du conflit auquel il ne peut y avoir de fin. Laclau et Mouffe vont plus loin que la discrimination de l’ami et de l’ennemi comme critère d’identification du politique de Schmitt ; ils l’affinent et théorisent l’agonisme comme concept pour opposer des adversaires qui malgré tout reconnaissent la légitimité de leurs revendications respectives. Il est impossible pour les adversaires de trouver une solution à leur différend symbolique, mais il est possible d’ériger un certain nombre de règles minimales comme cadre à leur conflictualité. A ce propos, je pense que l’agonisme est la sève de la démocratie pluraliste. Le politique est le lieu de la «mésentente», comme le suggère Jacques Rancière, en ce sens qu’il abrite les «désaccords sur le partage des biens communs entre les différentes compositions de la société».
Les pouvoirs exorbitants du président de la République, la constitutionnalisation des départements ministériels, le pouvoir des élus locaux sont par exemple des pistes intéressantes qu’identifie Abdourahmane Diouf dans sa communication. Mais sa 4ème République me semble inopportune et dangereuse. Inopportune, car on ne règle pas le problème de comportement, de manquement à la parole donnée, d’indignité, de tortuosité, d’indécence qu’est la transhumance par un basculement vers un nouveau régime. C’est utiliser un lance-roquettes pour s’en prendre à une mouche. Avec l’instauration de la perte du mandat de parlementaire en cas de changement de parti politique, je crois que le maximum légal qu’il y avait à faire sur ce phénomène de transhumance a été fait. La Constitution ne peut régir si loin les mœurs des gens. Il est des causes qu’il faut savoir confier au jugement implacable de l’histoire.
Ensuite, la suggestion de Diouf me semble dangereuse, car elle appelle à un consensus mou, une alliance de forces contraires dans un élan de partage du pouvoir. C’est le consensus social-libéral érigé depuis 1983 en France, pays qu’il donne en exemple, qui fait inexorablement monter l’extrême-droite jusqu’aux portes du pouvoir aujourd’hui. C’est la similarité des politiques chez les Démocrates et les Républicains aux Etats-Unis qui a fait émerger Donald Trump. Vouloir être assis sur des socles idéels opposés et mener les mêmes politiques construit chez le citoyen, une dissonance dont les populistes ici et ailleurs se saisissent pour appeler à un fameux «système».
Je crois à la radicalisation de la démocratie par les forces de l’arc républicain. Si un consensus s’érige chez elles, des monstres surgissent et agrègent le mécontentement des peuples pour les transformer en arme populiste dangereuse. Je ne crois pas au dialogue politique ni à tous les artifices imprégnés soi-disant de nos imaginaires pour mieux penser le consensus mou. Les injonctions à l’apaisement sont impropres dans un espace politique conflictuel par essence ; il faut du dissensus démocratique, de la confrontation des idées pour repousser toujours plus loin le recours possible à la violence physique.
Le litige est un des éléments par lesquels le politique quitte la spéculation pour devenir un objet déterminant dans un contrat social. En le niant pour appeler au consensus, on efface ce que Rancière appelle «les formes de l’agir démocratique» pour basculer dans la post-démocratie et même dans la fin du politique.