Le 17 décembre 1962, à l’aube, tandis que la crise entre Senghor et Dia fait craindre le pire, Dakar dort, à la veille de la journée la plus tragique de notre jeune République. Deux camps se font face : le camp du progrès, de l’indépendance politique et économique du pays et le camp du statu quo, de la réaction, de la soumission du pays aux intérêts étrangers. Dans cette bagarre politique qui oppose Léopold S. Senghor à Mamadou Dia, chacun agit en commençant par se compter. La crise a frappé le cœur des institutions et du parti. Depuis le 14 décembre déjà, 41 députés de l’Ups avaient déposé une motion de censure auprès du bureau de l’Assemblée nationale pour destituer Mamadou Dia.
La machination des forces réactionnaires
Au moment de proclamer l’indépendance de la République du Sénégal le 20 août 1960, notre pays est sous la direction du parti unique. Ainsi le parti a décidé de présenter la candidature de Léopold S. Senghor à la Présidence ; il est élu le 5 septembre 1960 par un collège électoral. Le parti a porté la candidature de Mamadou Dia à la tête du Conseil du gouvernement ; il est investi le 7 septembre 1960 par l’Assemblée nationale. Mamadou Dia est plus qu’un Premier ministre, parce que le Sénégal a adopté un régime parlementaire. Par conséquent, il est le vrai chef de l’Exécutif, il définit lui-même la politique de la Nation, Léopold S. Senghor étant un président honoraire de la République.
La motion de censure, déposée par le député Théophile James de Gossas, installe un malaise profond au sommet de l’Etat. Le Bureau politique de l’Ups, convoqué en journées d’études les 15 et 16 décembre, reconnaît que les auteurs de la motion devaient au moins informer le parti et recueillir son autorisation. Léopold S. Senghor, après avoir consulté Mamadou Dia, propose la convocation du Conseil national du parti à la date du jeudi 20 décembre 1962 pour trouver une issue politique heureuse à la crise.
Le lundi 17 décembre 1962, le président du Conseil du gouvernement Mamadou Dia est dans son bureau, au Building administratif. Il décide de se rendre au palais de la République pour une explication personnelle avec Léopold S. Senghor afin de sauver une amitié vieille de dix-sept ans et d’épargner le Sénégal de violences inutiles. Mamadou Dia est surpris d’entendre Senghor l’accueillir en lui disant sans ménagement : «Mon cher Dia, le vrai problème, c’est une question de régime. […] Je crois qu’il faut que nous fassions comme tout le monde, un régime présidentiel» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté, 2001 : 205). Pourtant, un mois plus tôt, lors d’une rencontre à Paris, Mamadou Dia avait proposé sa démission pour une réforme constitutionnelle visant un régime présidentiel. Senghor avait refusé arguant que Dia devait rester à son poste pour l’intérêt du Sénégal.
Très déçu par l’attitude de Léopold S. Senghor qui vient d’assumer qu’il n’est pas étranger à la motion de censure déposée par un groupe de députés, Mamadou Dia se rend à l’Assemblée nationale pour la réunion du Bureau politique élargi au groupe parlementaire. Une autre surprise l’y attend : Ibrahima Sarr l’informe de la décision du bureau de l’Assemblée nationale de fixer pour 15 heures, en ce même 17 décembre, la tenue d’une séance de plénière avec comme ordre du jour «la discussion et le vote de la motion de censure». Pourtant, le parti a décidé de surseoir la motion de censure en attendant la réunion du Conseil national convoqué le jeudi 20 décembre.
Le président du Conseil du gouvernement retourne à son bureau du Building administratif. Les évènements se précipitent et il sent l’étau se resserrer autour de lui. La stratégie de Senghor est irréprochable. Il commence à y avoir des défections dans les rangs du président du Conseil. Le secrétaire général du gouvernement, Jean Collin, un exemple parfait d’ingratitude, soutient : «Je ne reste pas avec des gens qui perdent» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté, 2001 : 195).
Mamadou Dia demande à la Gendarmerie nationale de faire évacuer l’Assemblée nationale jusqu’au 20 décembre, date de la convocation du Conseil national du parti. Quatre députés sont interpellés par les Forces de l’ordre : Abdoulaye Fofana, Ousmane Ngom, Magatte Lô et Moustapha Cissé. Le président du Conseil du gouvernement requiert en même temps les forces militaires pour qu’un détachement reçoive mission de protéger le Palais présidentiel. Voilà la noblesse de Mamadou Dia qui pense à la protection et à la sécurité de son adversaire en pleine agitation politique. Le président de l’Assemblée nationale, Me Lamine Guèye, se rend à pied au palais de la République pour obtenir du Président Senghor l’autorisation de réunir les députés à son domicile afin de voter la motion de censure.
Dans l’après-midi du 17 décembre, 47 députés convoqués de manière sélective, de bouche à oreille, sont présents au domicile de Me Lamine Guèye, pour destituer le président du Conseil du gouvernement. Dans la même dynamique, le Président Senghor nomme le colonel Jean-Alfred Diallo, chef d’état-major des Forces armées, à la place du général Amadou Fall, considéré comme un loyaliste à l’égard de Mamadou Dia. Cette décision en soi constitue une violation de la Constitution, car le chef d’état-major est nommé sur proposition du président du Conseil du gouvernement. La nuit tombe sur Dakar, le gouvernement de Mamadou Dia tombe, car les députés présents chez Me Lamine Guèye ont fini par voter la motion de censure.
Le mardi 18 décembre 1962, à l’aube, le président Mamadou Dia regagne sa résidence de la Médina. Il est entouré des hommes qui lui sont restés fidèles. Egalement, des partisans se sont rassemblés autour de sa maison pour lui témoigner leur soutien. Dans l’après-midi, à 16 heures, le capitaine Pereira à la tête d’un détachement de para-commandos met aux arrêts Mamadou Dia, Ibrahima Sarr, Valdiodio Ndiaye, Joseph Mbaye et Alioune Tall.
Une vaste campagne de manipulation se met alors en place pour détruire l’image de Mamadou Dia. La radio fait passer en boucle : «Un coup d’Etat au Sénégal, déclenché par le chef du gouvernement, Mamadou Dia, semble avoir échoué» (R. Colin, Sénégal notre pirogue, 2007 : 293). A Ses visiteurs, Senghor fait croire que Mamadou Dia a détourné un trésor de guerre qu’il évalue à 500 millions de F Cfa (R. Colin, Sénégal notre pirogue, 2007 : 296). Le comble est atteint lors de la visite du père Cosmao au Président Senghor : «Savez-vous, mon père, que l’on a découvert que Mamadou Dia faisait pratiquer des sacrifices humains dans sa résidence de Médina ?» (R. Colin, Sénégal notre pirogue, 2007 :296).
Le procès
Le 7 janvier 1963, l’Assemblée nationale met en place la Haute Cour de justice chargée de juger Mamadou Dia et ses codétenus. Le juge Ousmane Goundiam est le président de cette Cour, qui a pour mission exclusive de liquider un adversaire politique. Trois députés (Abbas Guèye, Ansou Mandian et Théophile James) qui ont voté la motion de censure sont membres de la Cour. Le gouvernement propose le juge Ousmane Camara comme Procureur général. L’instruction dure un mois (du 15 février au 15 mars) et le procès 5 jours (du 9 au 13 mai 1963).
Le procès de Mamadou Dia et de ses codétenus tient en haleine tout le pays. La presse internationale rend régulièrement compte de son déroulement. On note surtout que les prisonniers font preuve d’une grande dignité. On se rappelle encore l’intervention de Mamadou Dia pour démolir l’accusation fantaisiste dont il faisait l’objet : «On fait un coup d’Etat pour prendre le pouvoir. Moi, j’avais tous les pouvoirs» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté, 2001 : 208). Au cours de l’audience, le Procureur général dit à Mamadou Dia : «Vous êtes sur le terrain de la morale et Senghor, votre adversaire, sur le terrain de l’efficacité politique» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté, 2001 : 232). La réplique de Mamadou Dia est mémorable : «S’il y a un conflit entre la morale et la politique, je préfère être du côté de la morale» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté, 2001 : 232).
Le samedi 13 mai 1963, la Haute Cour de justice rend son verdict : Mamadou Dia est condamné à une déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée ; Ibrahima Sarr, Joseph Mbaye et Valdiodio Ndiaye sont condamnés à vingt ans de détention criminelle ; enfin Alioune Tall est condamné cinq ans d’emprisonnement et dix ans d’interdiction de droits civiques.
Ce verdict de la Haute Cour de justice est le dernier acte d’un long processus de liquidation de Mamadou Dia et de sa révolution politique, économique et sociale. Le Sénégal vient d’envoyer en prison l’un des plus brillants économistes de l’Afrique, celui qui a signé son acte d’indépendance et a élaboré le premier Plan de développement du pays, avec l’aide du Père Lebret et le grand économiste François Perroux. En réalité, Mamadou Dia a créé l’Ecole nationale d’administration et de magistrature (Enam) et l’Ecole nationale d’économie appliquée (Enea). Dans son cheminement, il a mis en place une politique d’orthodoxie financière et de souveraineté. De toute évidence, il est le bâtisseur, le concepteur et l’architecte de l’armature institutionnelle et administrative de notre Etat devenu souverain. En réalité, Mamadou Dia est «le véritable père, non pas de la Nation – car la Nation n’a pas de père – mais de l’Etat sénégalais moderne» (D. Samb, Figures du politique et de l’intellectuel au Sénégal, 2016 :90).
Les codétenus sont envoyés à Kédougou dans des conditions inhumaines. Pendant douze années, ils ont vécu dans l’isolement, dans des cellules séparées, n’ayant aucune possibilité de communiquer entre eux ou de se soigner correctement. Senghor savait être impitoyable ! Joseph Mbaye et Ibrahima Sarr ont vu leur santé se détériorer et leur vie lourdement menacée. D’ailleurs, ils ne survivront pas très longtemps après leur sortie de prison. Mamadou Dia, quant à lui, a laissé sa vue dans les geôles de Kédougou.
Le 21 mai 1972, à Roland Colin (à ne pas confondre avec le cynique Jean Collin), médiateur pour l’élargissement de Mamadou Dia, Senghor pose ses conditions : «Je lui demande de prendre, par écrit, l’engagement de renoncer à la politique» (R. Colin, Sénégal, notre pirogue, 2007 : 328). La réponse de Mamadou Dia est à la hauteur de l’affront : «Je préfère vivre libre en prison plutôt que prisonnier dehors» (R. Colin, Sénégal notre pirogue, 2007 : 330-331). Pour Mamadou Dia, on peut renoncer à un droit, mais on ne peut pas renoncer à un devoir. La politique est un devoir et un sacerdoce. Par conséquent, la condition de Senghor est une insulte à la démocratie et aux démocrates. Mamadou Dia préfère la dignité à la soumission : «Le Sénégal ne m’appartient pas, mais moi j’appartiens au Sénégal» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté, 2001 : 268).
Par la pression intérieure et internationale, la mobilisation des intellectuels comme Cheikh Anta Diop et Jean-Paul Sartre et l’implication de plusieurs personnalités comme Félix Houphouët-Boigny, Léopold S. Senghor fut contraint de libérer Mamadou Dia et ses codétenus, après douze années de détention. Ainsi, ils sortirent de prison le 28 mai 1974, le regard rempli de dignité : «Kédougou n’a été ni la mort ni le naufrage. Il n’a été ni la capitulation ni le reniement» (M. Dia, Afrique. Le prix de la liberté : 2001 : 279). La noblesse rend les hommes beaux : «Il est trop tard pour nous de nous renier, il est trop tard pour nous de nous prostituer» (M. Dia, Mémoires d’un militant du tiers-monde, 1985 :157).
Le verdict de l’histoire
La crise du 17 décembre 1962 est plus qu’une liquidation d’un adversaire politique ; elle est surtout une entreprise d’étouffement d’une politique révolutionnaire de construction d’une économie nouvelle, de participation collective, sur les ruines d’une économie de traite. Les forces réactionnaires ont interrompu subitement l’entreprise d’émancipation et de libération de notre peuple. Mais la vérité finit toujours par éclater en plein jour. Le général Jean-Alfred Diallo, chef d’état-major des Forces de défense, utilisé par Senghor pour faire rallier l’Armée à sa cause a témoigné : «Ce qui est sûr et certain, c’est que le Président Dia n’a jamais voulu faire de coup d’Etat […] s’il y a quelqu’un qui s’est servi de l’Armée pour régler un contentieux politique, c’est peut-être bien Senghor, mais pas Mamadou Dia» (Sud-Hebdo du 17 décembre, 1992). L’idée de justice est plus puissante que le mensonge.
Aujourd’hui plus que jamais, Mamadou Dia surgit de sa tombe pour prendre sa revanche sur les comploteurs de décembre 1962. La jeunesse a décidé de le porter au panthéon des grands hommes de notre histoire. Mamadou Dia est plus grand que tous nos quatre Présidents réunis. Sa supériorité réside surtout dans sa force morale et la noblesse de son caractère. Aujourd’hui, il est devenu la plus grande figure politique de l’indépendance.
En définitive, l’humanisme de Léopold S. Senghor ne constitue qu’un rayon de lune à côté du soleil de la dignité de Mamadou Dia.
Dr Babacar DIOP
Enseignant-chercheur au
département de Philosophe de l’Université Cheikh Anta Diop (Ucad) de Dakar
Conférence prononcée, le 17 décembre 2020 à l’université Cheikh Anta DIOP de Dakar