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Rufisque, Ville RuinÉe (2)

Vendredi 25 décembre 2020. 17 heures. Je n’étais pas venu à Rufisque depuis trois semaines. Ça fait beaucoup. Je ressens comme un manque, à chaque fois je reste longtemps loin de la cité de Maam Kumba Làmb Ndóoy. Malheureusement, je n’ai plus vraiment le temps d’y aller chaque week-end. Il y a toujours un sentiment désagréable qui me saisit, à chaque fois que je pose les pieds dans la ville. J’ai l’impression que quelque chose a changé. Mais dans le mauvais sens. Rufisque est une ville, de culture et d’histoire, négligée. Elle semble figée dans le passé. Telle une œuvre d’art à l’abandon, qui perd d’année en année son éclat, mais n’en reste pas moins authentique. C’est pourtant avec grand plaisir que je flâne dans les artères de la ville. Pour observer la prodigieuse somme des vies et des choses contradictoires qui germent en elle.

D’habitude, lors de mes promenades, je fais un long tour qui mène dans plusieurs quartiers de la ville. Mais aujourd’hui, j’ai à peine marché moins de dix minutes, avant de me rendre compte que mon pied enflait. Une blessure mal soignée, qui s’est réveillée, et qui fait mal. Ce n’était pas assez dissuasif. J’ai décidé d’aller, au moins, à Jokkul. Je me suis aperçu qu’il y avait des Jakarta stationnés au bord de la route. En m’approchant, trois chauffeurs de motos-taxis m’ont hélé. J’ai négocié avec celui qui était le plus proche. Il a proposé de faire la course à 500 F CFA. Nous nous sommes entendus pour une course à 300 F CFA, en aller simple. En montant sur la moto, mon genou continuait à me faire souffrir, j’ai proposé au chauffeur un aller-retour.

Il ne connaissait pas bien Jokkul. Je lui ai indiqué le chemin. Il s’appelle Mandaw. Il exerce le métier depuis deux ans. Il a acheté la moto à 390.000 F CFA, après avoir beaucoup trimé pour épargner des sous. Avant, il transportait des marchandises avec un pousse-pousse. Il est originaire du Saalum. Du village de Jóli. Il est arrivé à Rufisque en 2016, et habite Ndar-gu-ndaw. Sur le chemin du retour, je lui ai posé des questions sur ses perspectives d’avenir. Se plaisait-il dans ce métier de chauffeur de moto-taxi ? Comptait-il faire autre chose de sa vie ? Il n’était pas trop bavard. Il m’a juste confié que ça allait pour lui. Le travail qu’il mène lui permet de subvenir à ses besoins. Il dépense 200 F CFA pour payer la caisse commune du garage.

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Je me suis présenté. Je lui ai rappelé mes origines rufisquoises. Je lui ai dit que je n’habitais pas dans la ville, néanmoins. Je n’y viens que les week-ends, normalement. Je lui ai raconté ce que je faisais. Mandaw ne connaît pas sa date de naissance exacte. Il m’a avoué qu’il n’avait pas de papiers. Il n’a pas été déclaré à l’état civil à sa naissance. Il sait juste qu’il est né en 2002. Il ne sait pas. Je lui ai alors dit qu’il n’avait pas pas vraiment d’existence juridique. Comme s’il n’était pas vivant. Et que fera-t-il si des flics lui demandent sa pièce d’identité ? Cette réflexion n’a pas dû lui plaire. Au début très sympathique, et disponible, Mandaw a commencé à esquiver gentiment mes questions. J’ai senti qu’il devenait laconique, et peu disposé à continuer la discussion. Peut-être que les clients, en général, ne l’importunent pas autant. Et que le fait que je n’arrêtais pas de confier un peu de ma vie, et de lui demander de révéler quelques vérités sur la sienne, le heurtait. J’ai pensé à lui demander son numéro de téléphone, pour me renseigner sur les démarches à mener pour avoir une pièce d’identité. Je me suis ravisé.

C’était la première fois que je montais à bord d’un Jakarta. La première fois que j’ai vu ces taxis à Rufisque, j’ai eu un petit frisson. J’étais dans la voiture de mon petit frère. Je lui ai dit que c’était la preuve de la déchéance totale de la ville. Rufisque n’est plus seulement en état de décrépitude, et sale. C’est aussi, maintenant, une ville qui accueille des milliers de jeunes, sous-éduqués, sans qualification ni savoir-faire. Une ville ruinée, qui n’a pas un secteur privé dynamique, capable d’absorber la quantité énorme de main-d’œuvre qu’elle doit pourtant héberger. J’admets qu’il n’y a pas de boulot indigne. Mais, le métier de jakartaman est l’un des ultimes recours d’une jeunesse installé dans la précarité, abandonnée à un sort cruel. Je parie qu’on ne choisit pas délibérément de faire ce travail. Il y a certes pire, et je pense à ces milliers de marchands ambulants, qui arpentent nos rues poussiéreuses et polluées. Qui racontent, eux aussi, la faillite des politiques d’emploi et de jeunesse au Sénégal.

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Ce que l’apparition de ces motos-taxis, à Rufisque, nous dit encore, c’est la prodigieuse poussée démographique de la ville. Et partout dans la périphérie de Dakar. La question de la démographie est un sujet tabou en Afrique et souvent mal posé. D’une part, il y a parfois le prisme déformant de la religion, qui empêche la sérénité du débat. D’autre part, comme l’Occident s’est emparé du sujet, la réaction spontanée a été de lui opposer un contre-discours. « Il n’y a pas de problème démographique en Afrique », disent en chœur intellectuels malmenés, citoyens chauvins et bigots paresseux. L’émotion ne permet pas d’établir un diagnostic sans concession. Il y a comme un déni, d’une réalité pourtant flagrante. Nous voyons bien que beaucoup de nos États sont en banqueroute. Les élites politiques ne savent que faire des humains qui habitent nos pays. Comment les nourrir ? Comment les soigner ? Comment les éduquer ? Comment leur trouver des emplois ? Comment assurer leur sécurité ? Comment les protéger ? Comment les rendre heureux et épanouis ? Comment leur éviter la mort, en tentant l’émigration clandestine ? Comment empêcher qu’ils soient réduits en esclavage dans les pays arabes ? Il n’y a toujours pas de solutions à ces équations. Tout cela, c’est sûr, ne mène pas à la prospérité et à la paix sociale.

Rufisque est un laboratoire en miniature, qui permet de comprendre les grands défis qui attendent l’Afrique. Rufisque a un visage hideux. Ce qui frappe l’observateur, en regardant la ville, c’est la crasse, le délabrement et toutes les énergies qui se perdent dans le vide. On peut bien venir à bout de la saleté et des débris qui encombrent l’environnement. Avec des élus plus compétents et volontaires, une transformation urbaine est possible. Il suffit juste de créer des espaces verts, et d’entrenir les lieux publics. Mais l’autre problème, à Rufisque comme partout au Sénégal, qui n’a aucun début de solution, c’est la prise en charge d’une jeunesse sous-éduquée et sous-qualifiée. Il demande pourtant des réponses fermes, d’urgence. Ainsi que des réflexions prospectives courageuses. Si nous continuons d’abandonner à leur sort les millions de jeunes, qui s’entassent dans nos villes, nous risquons de les laisser à la merci de la pauvreté. Et aussi des nouveaux dangers qui pointent : grand banditisme, extrémisme religieux. Ce sera alors le temps des déflagrations incontrôlables.

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RUFISQUE, VILLE RUINÉE (1)

Notes de terrain, la chronique de notre éditorialiste Paap Seen, s’arrête pour un moment. Retrouvez, dimanche prochain, le récapitulatif de toutes les chroniques.

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