Pierre Pro Bono, au revoir à un serviteur du bien public
On a l’habitude de dire que «la nouvelle me laisse sans voix», tant nous pouvons être surpris, abasourdi, hébété ou ému. Mais devant la nouvelle de la mort de Pierre Ndiaye, on ne peut pas retenir un cri de négation. On en voudrait même à cette méchante et sinistre faucheuse qui retire, sans crier gare, la vie à des êtres si chers. On en arrive à ne plus savoir quoi faire ou dire, on ne sait pas s’il faut se mettre en colère ou se résigner. Les avis de décès sont nombreux et le sort semble s’acharner dans un rôle de briseur des destins les plus prometteurs.
Pierre a été utile
La disparition de Pierre Adama Ndiaye s’est révélée un coup du destin terrible sur notre pays, dont seule la force divine a le secret. Notre posture de mortels nous empêche d’interroger le décret divin, mais le sort peut s’avérer cruel. Avec cette disparition, le Sénégal perd un de ses illustres fils qui n’a jamais ménagé d’efforts au service de son pays. Les témoignages unanimes à son endroit, de parents, de collègues, de collaborateurs et d’anonymes en disent long sur l’exemple de rigueur, de professionnalisme, de discrétion et d’humilité que fut Pierre Ndiaye et ce, dans toutes les stations de l’Etat du Sénégal où sa seule motivation a été de servir son pays du mieux.
Dans une situation pareille, le propos introductif de Périclès, lors de son hommage aux morts de la guerre du Péloponnèse, trouve tout son sens, car il est difficile de trouver des mots justes rendant à leur juste valeur le service, la dévotion dans l’ouvrage et la grandeur d’âme de Pierre Ndiaye. Périclès disait ce qui suit : «Il est difficile en effet de parler comme il convient, dans une circonstance où la vérité est si difficile à établir dans les esprits. L’auditeur informé et bienveillant est tenté de croire que l’éloge est insuffisant, étant donné ce qu’il désire et ce qu’il sait ; celui qui n’a pas d’expérience sera tenté de croire, poussé par l’envie, qu’il y a de l’exagération dans ce qui dépasse sa propre nature. Les louanges adressées à d’autres ne sont supportables que dans la mesure où l’on s’estime soi-même susceptible d’accomplir les mêmes actions. Ce qui nous dépasse excite l’envie et en outre la méfiance.» Il reste que tous ceux qui ont eu la chance de connaître, de fréquenter et de pratiquer Pierre Ndiaye dans les arcanes de la haute Administration de ce pays et simplement dans la vie civile sont tous renversés, car une force tranquille, un commis loyal et discret ainsi qu’un planificateur de talent nous a quittés. Pierre Ndiaye était un homme dans sa ligne à lui et il y portait généreusement tout le monde qu’il côtoyait. S’il fallait donner des vies pour racheter celle de Pierre Ndiaye, le village de Sandiara aurait surenchéri.
Le respect des pairs
Les témoignages des hauts cadres de l’Administration sénégalaise montrent qu’une graine de serviteurs de l’Etat, qui se font rares, nous quitte année après année. Le président Macky Sall a tenu à saluer la mémoire de «l’un des meilleurs statisticien-macro-économistes du pays». La contribution et les sacrifices de Pierre Ndiaye dans la conception du Plan Sénégal émergent (Pse) et sa mise en œuvre resteront à jamais gravés dans les esprits. Laisser un legs commun, bâti dans l’ombre de l’anonymat, dépassant sa propre personne et destiné à servir une Nation sur des décennies, si ce n’est du Pierre Ndiaye ! En 2014, au sortir d’une réunion du groupe consultatif des partenaires du Sénégal pour le financement de la Phase 1 du Pse, les membres de la délégation sénégalaise se congratulaient les uns les autres et Pierre, que tout le monde distinguait pourtant comme la cheville ouvrière de ce succès, gardait un petit sourire timide, presque gêné de se voir félicité. L’homme était bien avare en paroles, mais il s’autorisa un commentaire qui aujourd’hui a davantage de sens : «En 2035 (horizon du Pse), nous ne serons plus là, ou nous ne serons plus aux manettes, mais le Sénégal sera encore là.» Notre table dans ce restaurant parisien était assez bruyante, mais Pierre participait dans les palabres avec juste de petits sourires et des hochements de tête. C’était cela Pierre Adama Ndiaye.
L’émotion des témoignages de Ababacar Sadikh Bèye, directeur général du Port autonome de Dakar (Pad), saluant la mémoire de son ami et major de leur promotion, qui ne «vivait que pour servir les autres» ainsi que celui de l’ancien ministre de l’Economie et des finances Amadou Ba, soulignant la dimension de «serviteur infatigable qui a consacré sa vie entière au service du Sénégal», renseignent énormément sur l’homme. L’actuel ministre de l’Economie, du plan et de la coopération, Amadou Hott, ne s’y trompe pas en mentionnant la courtoisie d’un autre monde et le sens élevé de la dévotion à la tâche du défunt Secrétaire général de son ministère. Abdoulaye Daouda Diallo, ministre des Finances et du budget, rapportera que «Pierre était spécial par sa simplicité, sa discrétion, sa compétence et son sens du devoir». Dans cette haute Administration où se donne libre cours la course aux honneurs, aux avantages et aux bagarres de positionnement, Pierre Ndiaye ne pouvait compter des ennemis. En effet, il ne courait après aucun privilège ou situation particulière, il restait lui-même et gardait sa probité intellectuelle et morale. «Même quand ses intérêts pouvaient être en jeu, Pierre ne disait mot et n’a jamais cherché à casser du sucre sur le dos d’un autre», témoigne-t-on dans les couloirs du Building Peytavin.
La disparition de Pierre Ndiaye est un rappel troublant qu’une génération de fonctionnaires loyaux et dévoués, peu calculateurs de leurs effets, nous quitte. Feu Ousmane Tanor Dieng avait raison de dire à la disparition de Bruno Diatta, dans un hommage et en guise de rappel à tous les agents de l’Etat que, de M. Diatta, «les générations présentes et futures retiendront, entre autres que les bavards sont ceux qui, peu, savent». Rappel ne pouvait être aussi juste. Des commis de la trempe de Pierre ou Bruno ont occupé des fonctions qui se saisissent de toute l’existence d’un être et avaient un sens aigu du primat du tout (la collectivité, la Nation) sur toutes parties ou coteries. La maîtrise du fondement de la République qui renvoie par essence au service de la communauté met au-dessus de la mêlée cette génération de cadres qui laissent bien orphelin notre Etat. Dans une des publications du Club Nation et développement du Sénégal, l’ancien ministre Babacar Ba soutenait que les cadres de la Nation se devaient d’être «porteurs d’une idéologie nationale» et d’être «réellement intégrés à celle-ci» pour «assumer véritablement leur responsabilité dans la construction». Pierre Ndiaye avait pleine mesure de sa responsabilité dans la construction d’un Sénégal juste, prospère et solidaire. Il n’a ménagé aucun effort pour le faire. Il est donc plus que bien inspiré, que le président Macky Sall ait décidé que l’Ecole nationale de la statistique et de l’analyse économique (Ensae) porte son nom. En lui, le modèle à suivre est tout tracé pour plusieurs générations de statisticiens et de serviteurs de l’Etat.
Ps : Soumaïla, un autre projet inachevé
Je voudrais également saluer la mémoire de Soumaïla Cissé, disparu lui aussi le week-end dernier. M. Cissé, homme politique malien, a toujours été un ami du Sénégal où il a eu à passer une partie de sa vie d’étudiant. Soumaïla était un leader politique qui a osé se battre pour ses convictions. Il était un grand ami du journal «Le Quotidien». On se rappelle encore qu’après qu’un membre de la Section Upf-Mali lui fît lire notre chronique, en date du 12 octobre 2020, s’interrogeant sur le montant de la rançon payée par le Mali aux groupes terroristes pour obtenir sa libération ainsi que celle d’autres otages, Soumaïla Cissé plaisantait avec nous, indiquant qu’il est assuré que le patron du Quotidien vendrait sa dernière chemise pour le faire libérer le «Koro» (Grand frère). Tout le monde voyait que le destin s’ouvrait pour faire de Soumaïla Cissé le prochain président de la République du Mali. Il avait tout un boulevard devant lui pour arriver au bout de son rêve d’homme politique. Un autre de ses amis, Amadou Gon Koulibaly de Côte d’Ivoire, a connu la même fin. Le Destin a choisi que ces projets politiques resteront inachevés. Comme quoi, toute vie, tout projet humain demeurera vain devant l’implacable destin. «Koro Soum, repose en paix !»