On parle de millefeuille territorial dans le langage de la décentralisation à tradition française, lorsqu’il y a une pléthore de collectivités territoriales et que l’exercice de leurs compétences conduit à des doublons et à une absence de lisibilité.
Les agitations notées ces derniers temps sur la suppression de la ville nous amènent alors à nous poser des questions, à savoir si les autorités ne pensent pas que notre pays serait actuellement à ce stade de millefeuille territorial. Le débat en cours le prouve à suffisance et fait croire qu’on a déjà scellé le sort des villes respectives de Dakar, de Rufisque, de Guédiawaye, de Thiès et de Pikine.
Paradoxalement, les explications fournies à l’opinion publique sont emberlificotées et ne résultent d’aucune étude scientifique. Tantôt on nous parle de caducité ou d’incohérence de la ville, tantôt on nous évoque la concentration des recettes fiscales par la ville au détriment des communes. Tantôt on nous dit que la ville n’est pas reconnue comme un ordre de collectivité territoriale.
La décentralisation est une science enseignée dans les grandes écoles, il y a les unités d’enseignement et la validation des crédits (300 pour le Master). La pratique doit alors se reposer sur une bonne connaissance du corpus législatif et des règles définies auxquelles s’attachent des appellations des entités territoriales décentralisées parfois différentes. Elles peuvent varier d’un pays à un autre, mais pour l’essentiel elles comportent dans leur vocation la même finalité et restent toujours des dérivés de l’Etat central.
Dans sa publication intitulée Les annales de droit : l’évaluation de l’autonomie des collectivités territoriales dans les systèmes juridiques d’inspiration française, l’Algérien Fathi Zerari, Dr en droit public, revient sur la notion à contenu évolutif de la «décentralisation territoriale». II évoque les appellations des entités territoriales décentralisées qui sont conçues comme un phénomène aussi ancien que les groupements humains, mais en tant que phénomène juridique, elles constituent des réalités dans notre société. Ainsi souligne-t-il les expériences pratiquées en Europe et dans les pays arabes. Et pour exemple, l’Angleterre se sert de la terminologie «gouvernement local (local government)» créée pour la première fois par une loi datant de 1838. Quant à la France, les circonscriptions administratives ont acquis «le statut de collectivités locales» administrées par des conseils élus en 1884. Dans le monde arabe, l’Egypte a adopté le concept usuel «gouvernement local» en 1909, et lorsque les conseils des régions (Muhafadhat) ont été dotés d’une personnalité morale et de compétences propres.
Pour revenir sur un cas illustratif, l’Espagne, exemple type «Etat-région», s’est organisée en trois échelons infra-étatiques : communes, provinces et communautés autonomes. Chaque échelon dispose d’un degré d’autonomie, nécessaire à la gestion de ses intérêts propres.
L’article 149-1 de la Constitution espagnole fait de 32 matières une compétence exclusive de l’Etat. Quant aux matières transférées aux communautés autonomes, elles sont au nombre de 22. Les matières qui ne relèvent pas de la compétence de l’Etat peuvent entrer dans la sphère de compétence des régions, à condition que celles-ci les revendiquent, mais l’Etat peut intervenir lorsque l’intérêt général l’exige, pour harmoniser les législations des communautés.
Bref, ce large survol des pratiques d’expériences à travers le monde démontre que notre pays n’a pas le droit de se cloisonner, encore moins de faire du tâtonnement dans le choix de sa politique de décentralisation et de ses réformes entretenues.
L’option de la politique de décentralisation dans notre pays s’est adossée à celle de l’histoire de la colonisation française et elle connaît maintenant 149 ans de vie active (1872-2021). L’objectif demeure pratiquement le même. C’est ainsi qu’il favorise le processus d’aménagement de l’organisation de l’Etat, l’émergence de la démocratie de proximité et l’amélioration du cadre de vie des populations, en s’appuyant sur la politique d’attribution de pouvoirs décisionnaires et l’exercice des compétences distinctes de celles de l’Etat et définies par des textes législatifs.
Cette volonté explique d’ailleurs tout le besoin de promouvoir le développement local et de forger la conscience politique des citoyens à la participation aux affaires publiques. Ce qui permet, dans le choix des dirigeants, de désigner au suffrage universel direct des élus locaux (Conseil municipal, Conseil départemental, Conseil régional…) et de créer des organes de gouvernance (commune, ville, département, région).
II faut reconnaître que chaque organe est un ordre ou un échelon de collectivité territoriale, une personnalité morale dotée d’une autonomie financière. Mais aussi c’est le lieu privilégié de gouvernance des affaires publiques, c’est-à-dire le niveau de conception, d’harmonisation, d’élaboration et de mise en œuvre des actions de développement économique, social, éducatif, culturel et environnemental.
La loi française du 16 juin 1859 dite «Loi Riché», nom de son rapporteur, a fortement influencé la réforme dans notre pays de l’Acte 2 de la décentralisation, consacré par la loi 96-06 du 22 mars 1996. Cette «Loi Riché» portait ainsi sur l’extension des limites de la ville de Paris, son découpage ramenant les communes d’arrondissement de 12 à 20, ainsi que sa coexistence, en tant qu’ordre de collectivité territoriale, avec les communes d’arrondissement.
Cette expérience parisienne a servi de modèle pratique, les grandes communes ont été subdivisées en villes et en arrondissements créés respectivement par le décret n° 96-745 du 30 avril 1996, complétant la loi de 1996 précitée et instituant le découpage administratif de 43 communes d’arrondissement dans les 4 départements de la région de Dakar. Puis il a été suivi par le décret n° 2008-1344 du 20 novembre 2008 relatif au découpage de la ville de Thiès en 3 communes d’arrondissement.
Entre 1996 et 2008, notre pays a enregistré au total 46 communes d’arrondissement existant spécifiquement dans les 5 villes respectives de Rufisque, Thiès, Dakar, Pikine et Guédiawaye. Cette particularité s’expliquait non comme un privilège, mais plutôt la solution pour faire face aux difficultés causées par le rythme galopant de l’urbanisation et de l’explosion démographique.
Evidemment, cela n’est pas resté sans conséquences pour les ordres ou les échelons des collectivités territoriales, l’architecture institutionnelle municipale est passée à 3 ordres ou échelons de collectivités territoriales : région, commune, communauté rurale.
Mais avec la réforme de l’Acte 3 survenue après et portée par la loi 2013-10 du 28 décembre 2013, les communes d’arrondissement et les communautés rurales ont été toutes érigées en commune de plein exercice, puis les départements créés et les régions supprimées. Cela ramène ainsi sur l’étendue du territoire national l’ordre ou les échelons des collectivités territoriales à deux (2) : le département et la commune.
Par là même, on devrait comprendre que la ville est considérée comme un organe ayant le statut de commune (voir art. 167 du Code général des collectivités territoriales-Cgct). Comme d’ailleurs cela a été mentionné dans le précédent Code des collectivités locales où il est clairement indiqué : «Les grandes communes peuvent être divisées par décret en commune d’arrondissement. Elles prennent alors la dénomination de ‘’ville’’.»
Pour dire que la ville est une réalité bien ancrée dans la vie des collectivités territoriales. Les carences de la décentralisation, à mon avis, devraient être cherchées ailleurs, mais pas sur les questions d’organisation des ordres ou échelons des collectivités territoriales. Et puis, cette volonté de vouloir uniformiser, harmoniser et ériger toutes les localités en communes sur l’étendue du pays n’existe dans aucune pratique de décentralisation. Les réalités sociologiques ne peuvent pas être identiques, ce n’est pas possible.
Les enchevêtrements ne résident pas sur le fait d’avoir une coexistence ou empilement dans une localité donnée de plusieurs ordres ou échelons de collectivités territoriales (département, ville et commune). Le fait de rassembler une pléthore de collectivités territoriales dans une localité ne rime pas forcément avec le millefeuille territorial. Les ordres ou échelons de collectivités peuvent évoluer ensemble et se compléter sans chevauchement, s’il y a une bonne clarification de l’exercice des compétences.
L’exemple le plus édifiant, c’est la ville de Paris qui polarise vingt (20) communes, épouse les limites des communes constitutives et exerce la double compétence (celles qui lui sont attribuées en tant que ville et celles dévolues au département). Et pourtant, cela n’affaiblit pas le travail des 20 communes. Même si pourrait-on se défendre pour dire que le budget de ces communes provient de la ville, n’empêche que les conseillers municipaux sont tous élus au suffrage universel direct et ils choisissent librement les actions à entreprendre dans le cadre du fonctionnement de leurs collectivités.
Si le problème de chevauchement ne se pose pas dans l’empilement ou la coexistence des collectivités territoriales françaises, c’est parce que la notion de «clause de compétence générale» est supprimée et les compétences spécifiques sont exercées séparément les unes des autres. C’est-à-dire le bloc de compétences dévolu à la commune est différent de celui de la ville, du département et de la région. Chaque ordre ou échelon de collectivité territoriale est chef de file dans l’exercice de ses propres compétences.
Et puis, il y a la loi 2014-58 du 27 janvier 2014 portant modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation de la métropole, baptisée «Loi Moptam», qui fixe les règles du jeu et définit clairement les compétences attribuées à chaque ordre ou échelon de collectivité. Le texte institue également au niveau régional une conférence territoriale de l’action publique – Ctap qui est un organe de concertation chargé d’établir un pacte de gouvernance territoriale dans l’exercice des compétences. Elle est présidée par le président du Conseil régional et rassemble les représentants de l’ensemble des exécutifs locaux «régions, départements, métropoles, agglomérations», ainsi que des délégués de maire et de communauté, de commune, et un représentant de l’Etat (le préfet).
Outre cette loi de clarification des compétences, le législateur consacre dans la Constitution française (voir les articles 72, 73 et 74) la distinction entre les collectivités territoriales de droit commun et celles à statut spécial. Les villes respectives de Paris, de Marseille et de Lyon sont considérées comme des institutions sui generis (propres de leurs genres), et pourtant cela n’a pas pour autant créé un déséquilibre.
L’enjeu pour les collectivités territoriales c’est d’être des vecteurs capables de promouvoir le développement en s’appuyant sur les réalités propres à chaque localité. On cite l’exemple des autres, non pas pour amener notre pays à les placarder, mais plutôt à comprendre qu’il existe des modèles d’inspiration en matière de décentralisation et de satisfaction dans la prise en charge des besoins citoyens.
Notre décentralisation pourrait être plombée, lorsque l’instabilité des organes de gouvernance territoriale devient la marque de fabrique et les réformes inutiles sont érigées en règle. De mon point de vue, les difficultés sont moins la suppression de la ville ou tout un autre organe de gouvernance. Elles devraient être cherchées sur les attributs de la notion de compétence générale (voir les art. 3 et 86 du Cgct) et ceux des compétences dites spécifiques. Pratiquement, c’est le partage de l’ensemble des compétences regroupées et exercées à la fois par les deux (2) ordres de collectivités (département/commune) qui pose problème, notamment l’exercice des compétences générales comme celles dites spécifiques décrites dans les 9 domaines transférés (voir les art. 278 à 319 du Cgct).
Pour terminer avec ce bel adage qui traduit exactement la mentalité à laquelle je reste attaché avec tous mes concitoyens de Rufisque, je cite : «Ma ville, elle est toujours là pour moi. Chaque nuit de solitude, elle est là pour moi. Ce n’est pas une espèce de fausse nymphette maquillée au marqueur. Non, c’est une vieille ville, vieille et fière de ses moindres fissures. C’est ma chérie, mon joujou. Elle ne cache pas ce qu’elle est, ce dont elle est faite : de son histoire et de l’amour des générations successives. Elle sommeille de minuit à l’aube, seules les ombres fendent le silence. Ma ville hurle, elle a besoin de moi. Elle est ma passion, elle est ma vie. Et moi, je suis son esprit et sa force.»
Alioune SOUARE – Citoyen-Rufisque