Les partisans du franc CFA ont mauvaise conscience. Ils savent qu’aucun des arguments en faveur de ce système monétaire n’a la puissance émotionnelle des objections qu’il suscite : le rejet du legs colonial, l’indépendance, le sang versé, la terre de nos pères, la fierté d’être qui nous sommes, sans l’aval de Bercy.
Dans l’ordre des idées indicibles, défendre le franc CFA dans sa configuration actuelle s’apparente à risquer la vie de soldats pour protéger des concessions pétrolières. Il faut le faire sans états d’âme, cela sauvera des vies : des pans entiers des budgets nationaux (santé, éducation) pourraient être réduits en raison des taxes et des redevances perdues, ou sacrifiés pour indemniser les majors pétrolières devant les cours arbitrales internationales. Certes, mais allez soutenir cet argument au carré d’armes du camp de Thiaroye…
Modération de l’inflation
Pourtant, cette monnaie commune, arrimée au franc français puis à l’euro, a contribué à la modération de l’inflation, particulièrement préjudiciable aux populations les plus démunies de nos pays.
Elle a posé des limites aux taux d’intérêts auxquels sont financés les États, les entreprises et les ménages. Que l’accès au crédit soit contraint par les faiblesses du système bancaire est un autre débat.
On lui doit en partie l’inédite unification de l’ordre juridique dans les pays ayant cette devise en commun : l’espace Ohada.
Enfin, la stabilité du CFA, si elle réduit les marges de manœuvre des Banques centrales, apporte plus de clarté aux investisseurs et aux commerçants, les rendant mieux à même d’anticiper la valeur de leur portefeuille et de leurs marchandises. Tout cela contribue à l’équilibre de la croissance économique de la zone, peut-être moins forte qu’ailleurs sur le continent, mais aussi moins volatile.
Par ailleurs, ce système monétaire a garanti – jusqu’à présent – l’unité des huit pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa) avec des institutions fortes, dotées d’immenses pouvoirs autant financiers que politiques, comme l’ont démontré l’intervention de la BCEAO dans les conflits en Côte d’Ivoire en 2010-2011 et récemment au Mali.
Interrogé par l’auteur de ces lignes durant la campagne présidentielle de 2019, un porte-parole du candidat Ousmane Sonko, farouche partisan d’une « sortie du franc CFA », peinait à décrire ce qui se passerait si seul le Sénégal franchissait le pas, sans l’aval de la Côte d’Ivoire ou du Mali. Un tel scénario – pourtant plausible – n’avait semble-t-il même pas été imaginé…
La tactique et l’idéologie
Ces arguments ne sont ni déshonorants ni fallacieux, mais ils sont rarement avancés avec force par nos dirigeants, pour deux raisons.
La première est d’ordre tactique. Toute proposition en faveur du statu quo paraît par nature réactionnaire, donc inacceptable dans le contexte des pays africains. Privilégier la « préservation des grands équilibres économiques » face aux appels à la « révolution » quand la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté peut paraître « indécent ».
La deuxième est plus profonde et, pour ainsi dire, idéologique. Contrairement aux idées reçues, le camp pro-franc CFA rassemble des perdants, les renégats d’anciennes orthodoxies sur le rôle et la puissance de l’État dans le domaine économique. Qu’ils croient ou non en un « “État fort” dans les domaines “régaliens” », ils acceptent peu ou prou les limites de la puissance publique et ont fait le deuil des politiques interventionnistes d’antan.
Politiques d’austérité, néolibéralisme
La puissance publique peut encore investir dans des infrastructures et dans l’éducation, réduire parfois les aberrations les plus flagrantes du secteur privé, lutter contre la corruption – voire, à la rigueur, contre la pauvreté extrême –, gommer certaines « inefficiences » et « rigidités » du marché. Mais guère plus.