Les courtisans ont disparu quand les titres, les privilèges et les honneurs ont cessé. Nous sommes restés une bande de quatre. Plutôt un clan, dans cette sauvagerie et cette bestialité qui peuvent le caractériser. Dans le clan, il n’y a aucune place pour la raison, tout est dévolu au cœur. Et nous savions être odieux pour nous défendre les uns les autres.
Les voyages forgent les amitiés et renforcent les liens tissés. J’ai parcouru le monde avec Abdoul Aziz Mbaye. Les moments que les hommes partagent loin du pays, où la conversation bascule des banalités aux choses du cœur, rapprochent, ouvrent des brèches dans le mur des secrets. L’armure se fend et l’homme cède à la tentation de distiller une part de lui qui dépasse les platitudes quotidiennes. Aziz était un homme élégant, de cette élégance rare des gens d’hier, éduqués et raffinés, qui s’élèvent toujours à la dignité que requiert l’aristocratie républicaine. Il s’agit pour eux d’une richesse immatérielle que Aziz avait et savait incarner en donnant aux autres le respect, celui qui permet de témoigner à l’autre, qu’il soit collaborateur ou ami, la considération, la confiance et l’estime à la hauteur de son humanité.
Quand comme moi, on gravite dans le milieu de la politique et de la haute administration, on a cette malchance de croiser beaucoup de gens. On rencontre, parmi eux, des escrocs, des prétentieux, des ignorants, bref une flopée de gens infâmes que rien ne devrait destiner au cœur de la machine de l’Etat. Ils partagent parfois une insécurité que sécrète une forme de médiocrité. Et cette médiocrité génère un complexe qui les rend souvent tyranniques. Ils tentent de suppléer l’autoritarisme à la compétence lorsque celle-ci leur fait défaut. Le pire qu’on puisse souhaiter aux arrivistes étant d’arriver.
Aziz Mbaye était fait d’un bois différent. Il est l’homme le plus intelligent qu’il m’ait été donné de rencontrer. Sa densité intellectuelle, sa vivacité d’esprit, sa bonne humeur que pouvaient entrecouper des colères aussi froides qu’éphémères rendaient le personnage attachant. C’est un intellectuel pure laine, avec une puissance théorique et scientifique exceptionnelle. Il savait, fort de cette consistance, être accessible, courtois et disponible. Il était un dandy chaleureux car conscient de sa dimension sans jamais fanfaronner. Je discutais des heures durant avec Aziz Mbaye, de politique, de relations internationales, d’économie, de théologie, d’art et de choses plus légères, ces goûts du bas monde qui cimentent la compagnie des hommes. Aziz Mbaye n’avait aucune prétention à la sainteté ; il avait comme chacun, sa part d’ombre. Sauf qu’à la différence des adeptes de simulacres propres aux faux-dévots que la politique sait enfanter dans notre pays, il portait sa liberté. Cet exercice de la liberté sans compromission avec les charges et les titres, me le rendait plus attachant encore. Il était écorché, vif, sanguin ; un homme qui assumait la vie dans toute sa complexité et dans toutes ses nuances. Il ne se voulait jamais gardien de la morale, ni de la sienne ni de celle des autres. Il était à hauteur d’homme, ce qui certainement nous liait davantage et raffermissait une affection mutuelle profonde. Je regrette que Aziz Mbaye n’ait pas eu la chance qu’il méritait de servir notre pays à la hauteur de ses compétences et de sa force de travail. Notre pays est violent quand il s’agit de traiter ses plus illustres fils, de les négliger pour laisser parfois s’imposer aux oreilles et aux yeux de la Nation ce qu’elle charrie de plus médiocre et de plus vil. Dans le champ de la culture, Aziz Mbaye incarnait les possibles. Avec lui, aucune frontière dans l’imagination, le courage et l’identification de nouvelles terres d’opportunités.
Je n’ai jamais vu Aziz Mbaye travailler, je l’ai toujours vu s’amuser, appréhender avec culot la gestion de l’Etat comme un art magistral au service de ses passions créatrices : les cultures urbaines, le patrimoine, le cinéma, le design, la danse… La culture, disait-il, est le lieu de sophistication de la société, la base même de l’économie d’un pays et de notre relation en tant que personnes avec la structure. Je confie mon ami Aziz à la miséricorde divine. Je confie sa mémoire au souffle des vents de Yoff comme je confie son nom à la postérité qui, elle, saura lui rendre justice. On s’est bien amusés, Aziz. Embrasse nos amis, Ngaïdo Ba et Eric Névé. Dis leur que je les aime de cette même force avec laquelle je t’ai aimé.