Dans son rôle de défenseur du président de la République, Ismaïla Madior Fall s’est prononcé le dimanche 31 janvier dernier à l’émission « Opinion » de Walf TV sur le projet de la suppression des villes après avoir observé une lâche omerta sur le 3e mandat présidentiel. Concernant la suppression des villes, il s’agit pour lui de parachever la réforme de la gouvernance initiée en 2013 par le président de la République, en mettant en place l’acte II de l’Acte III de la décentralisation. Après s’être laborieusement contorsionné dans une phraséologie politico-historique, celui qui se définit honteusement tailleur constitutionnel de haute couture du chef de l’Etat en arrive à dire pourquoi il est nécessaire de supprimer (même s’il répugne à employer le mot) les villes de Dakar, Guédiawaye et Pikine. Sa ville de Rufisque où il aspire à devenir maire ne présente pas la même incohérence territoriale que les localités précitées qui doit lui valoir une suppression. Aussi propose-t-il de dissoudre les communes d’arrondissement (Rufisque Est, Rufisque Nord, Rufisque Ouest) afin de restaurer la grande la ville de Rufisque, localité dont il rêve de devenir le premier magistrat aux prochaines locales. Pourquoi n’appliquerait-on pas alors la même chose pour Dakar en réduisant les communes d’arrondissement à cinq grandes et maintenir la ville de Dakar comme le préconise le grand Serigne de Dakar, Abdoulaye Makhtar Diop ?
Ainsi, pour Rufisque et Thiès, dont les territoires de la ville et du département ne coïncident pas, il est pertinent de permettre la cohabitation de la ville et du département. Laisser intactes les villes de Rufisque et de Thiès est fortement compréhensible pour le conseiller juridique de Macky puisque la majorité présidentielle est fortement présente dans ces deux localités et qu’une prochaine élection locale ne ferait que confirmer leur hégémonie dans ces deux localités. L’équation à une inconnue, c’est la ville de Dakar même si Taxawu Dakar de l’ex-maire Khalifa Sall y a perdu beaucoup de terrain depuis 2016. Beaucoup de maires élus sur la liste de Taxawu Dakar ont retourné leur veste du fait de leur nomadisme vers le camp présidentiel. On peut en citer entre autres Jean-Baptiste Diouf de Grand-Dakar, Alioune Ndoye de Plateau, Pape Seck des HLM, Santi Agne des Sicap-Liberté, Ousmane Ndoye de Fass/Colobane, Banda Diop de la Patte-d’oie, Moussa Sy des Parcelles assainies. Récemment Idrissa Diallo, très fidèle à Khalifa Sall, qui a tiré sa révérence, a été remplacé par un élu de la mouvance présidentielle. Un autre revers subi par Taxawu Dakar. En dépit de toutes ces défections, Macky doute toujours de sa force représentative à Dakar.
Et le seul moyen pour éviter un retour en force de Khalifa et compagnie lors des prochaines locales, c’est de supprimer la mairie de ville, quitte à violer le Code général des collectivités territoriales (CGCT) qui pourtant reconnait son existence. En effet, l’article 167 du CGCT ne souffre d’aucune ambigüité : « La ville a le statut de commune… » Ce qui veut dire la ville, en tant que collectivité territoriale, est une personne morale de droit public disposant d’un statut juridique. Donc il est faux de soutenir que le CGCT, en dehors du département et de la commune, ne reconnait pas autre collectivité territoriale. Seulement, Madior et son client préfèrent couper l’arbre pour cueillir un fruit plutôt que de le secouer ou de grimper là-dessus.
Jacques Chirac n’est pas le premier maire de Paris
Pour faire triompher sa forfaiture, Ismaïla Madior est allé jusqu’à soutenir que le premier maire de Paris, c’est Jacques Chirac. Ce qui est une imposture. L’histoire de la mairie de Paris est assez mouvementée. Il faut reconnaitre tout de même que le premier maire de Paris élu par acclamation d’électeurs des 60 districts de Paris et de députés de l’Assemblée nationale, c’est Jean Sylvain Bailly. C’était le 15 juillet 1789, le lendemain de la prise de la Bastille. Jean Sylvain est précédé par Jacques de Flesselles, prévôt des marchands de Paris, assassiné le 14 juillet même. Ce dernier s’occupait de l’approvisionnement de la ville, des travaux publics, de l’assiette des impôts et avait la juridiction sur le commerce fluvial. Il était élu tous les deux ans et son rôle se rapprochait de celui d’un maire.
Selon le Sénat français, après la mort de Jérôme Pétion de Villeneuve, successeur de Jean Sylvain Bailly, le 27 juillet 1794, il n’y aura plus de maire de Paris jusqu’en 1848… Ensuite, il y a eu des maires désignés dans des circonstances particulières jusqu’en mars 1871. Il s’agit de Louis-Antoine Garnier-Pagès, préfet Haussmann, Etienne Arago, Jules Ferry. Ainsi, la loi du 5 avril 1884 dite « La grande charte républicaine de la liberté municipale » dispose que le maire est élu par le Conseil municipal dans toutes les communes sauf Paris la rebelle. Ainsi l’État administre directement la ville de Paris. Laquelle conservera ce statut exceptionnel pendant un peu plus d’un siècle. La Troisième République n’octroie l’autorité qu’au préfet de la Seine. C’est Valéry Giscard d’Estaing, élu président de la République française en 1974, qui rétablit finalement le statut de maire à Paris. Ainsi les 13 et 20 mars 1977, puis le 25 avec le vote des conseillers qui l’élisent, Jacques Chirac est élu maire de Paris par 67 voix sur 109. Il est le premier maire depuis 1871. Donc soutenir que Chirac est le premier maire de Paris relève d’une ignorance ou d’une manipulation de l’histoire pour légitimer la forfaiture sur la suppression de la ville de Dakar.
Comparaisons manipulatoires
Soutenir la même chose concernant les villes d’Abidjan et d’Accra (on pourrait y ajouter Yamoussoukro et Yaoundé) pour valider la suppression de la ville de Dakar, c’est procéder aussi à des comparaisons indues manipulatoires.
La création des districts d’Abidjan et de Yamoussoukro respectivement en 2001 et 2002 est historiquement liée au contexte de crise militaro-politique qui a secoué la Côte-d’Ivoire le 24 décembre 1999. La ville d’Abidjan est dirigée par un gouverneur de district nommé par le pouvoir central mais les maires des communes des dix communes d’Abidjan sont élus par leurs conseils municipaux respectifs. Aujourd’hui, les Abidjanais des années d’avant 2000 ne cessent de soutenir que la capitale économique du pays des Lagunes n’a pas connu une grande évolution depuis son changement de statut en 2001.
Affirmer que la ville d’Accra n’a pas de maire, c’est débiter des contre-vérités pour justifier une forfaiture. Le Ghana a un modèle de gouvernance locale qui convient parfaitement à sa démocratie. La ville d’Accra a bel et bien un maire appelé DCE « District chief executive ». C’est un chef politico-administratif qui agit comme chef exécutif et administratif avec un mandat de 4 ans renouvelable une fois. Il est nommé par le président ghanéen et doit être approuvé par deux tiers de l’Assemblée métropolitaine d’environ 102 membres. L’Assemblée métropolitaine d’Accra est l’autorité politique et administrative de la ville d’Accra. Les deux tiers cette Assemblée sont des élus et un tiers nommé par le gouvernement. C’est le même modèle de gouvernance locale pour les 216 autres districts du pays.
Au Cameroun, lors du Grand dialogue national qui s’est achevé le 4 octobre 2019 à Yaoundé, l’une des neuf recommandations nées des discussions de la commission décentralisation et développement local est la suppression du poste de délégué du gouvernement, super maire nommé et assurant la tutelle des maires élus dans les grandes villes camerounaises. Parce qu’en réalité, ce poste de responsabilité est considéré comme un goulot d’étranglement de la gouvernance locale camerounaise, véritable frein à l’implémentation effective de la décentralisation inscrite dans la loi fondamentale du 18 janvier 1996. Avec l’entrée en vigueur, depuis le 24 décembre 2019, du Code général des collectivités territoriales décentralisées, les 14 délégués du gouvernement du Cameroun sont arrivés en fin de mission lors des élections municipales organisées le 9 février 2020. C’est ainsi que pour la capitale camerounaise, Luc Messi Atangana, militant du RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais) parti au pouvoir, a été élu le 3 mars 2020 super maire de la ville de Yaoundé. C’est la fin du règne des délégués gouvernementaux.
Dire péremptoirement que le premier maire de Dakar, c’est Mamadou Diop est une contre-vérité historique. Un an après l’indépendance du Sénégal, lors des élections municipales de 1961, Joseph François Thiécouta Gomis est élu maire de Dakar. Il occupe ce poste jusqu’en 1964. Son prédécesseur, Amadou Lamine Guèye est élu maire de Dakar de 1945 à 1961. C’est en 1964, sous le régime de Léopold Sédar Senghor, que la loi N° 64-02 du 19 janvier 1964 institue pour la première fois un régime municipal spécial dérogatoire au droit commun. Il s’agissait du statut de la commune de Dakar que devaient suivre ceux des communes chefs-lieux de région. Le conseil municipal est élu, mais le maire gouverneur de la région, est nommé par l’exécutif, et par conséquent il assure concomitamment la gestion locale et centrale. Certes on pouvait voir, à travers cette situation, une régression de la gouvernance locale mais le faible niveau d’instruction qui caractérisait plusieurs maires à l’époque était un frein pour la gestion des finances locales et la bonne mise en pratique de la loi n°64-46 du 17 juin 1964 relative au domaine national. Et c’est ce qui expliquait la prudence du président Senghor de choisir des gouverneurs-maires qui feraient bon usage de cette loi sur le foncier.
Ismaïla Madior Fall, champion des réformes déconsolidantes et tailleur de haute couture, peut confectionner une camisole chic à son client principal mais il ne doit pas débiter des affirmations intentionnellement contraires à la vérité en s’adossant sur de pseudo-comparaisons dans le seul but de légitimer le projet de la suppression de la ville de Dakar. C’est le summum de l’indignité et de la malhonnêteté intellectuelles.