Exercer son droit constitutionnel à la liberté d’expression est devenu un signe de courage suprême. Au Sénégal, en 2021, on sort pour assister à une marche comme on va à la guerre.
Le lundi 8 mars 2021 a marqué le quatrième jour des violences qui ont secoué le Sénégal à la suite de l’arrestation et la mise en garde à vue de l’homme politique Ousmane Sonko.
Dès les premières heures qui ont suivi cet élément déclencheur, Dakar et les autres régions du pays se sont embrasées à coups de pillages de magasins, d’incendies volontaires et de confrontations entre les Forces de l’ordre et les manifestants.
Aussi, c’est dans ce contexte de lutte que des organisations diverses et variées ont réitéré leur appel à des manifestations, notamment à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes célébrée le 8 mars.
Ce matin du 8 mars 2021, le Sénégal comptait déjà pas moins de six personnes tuées dans le cadre de ces émeutes. La seule matinée de cette journée verra tomber trois autres jeunes sénégalais. Autant dire qu’à partir de là, la décision de descendre dans la rue correspondait plus à un acte de guérilla qu’au simple exercice d’une liberté constitutionnellement garantie.
C’est conscient de cet état de fait et prenant toute la mesure de la précarité de nos droits, que j’ai décidé de participer au rassemblement pacifique initié par un groupe de femmes en cette journée qui était dédiée à nos droits mais qu’elles ont mis au service des droits de l’Homme.
Sortir manifester comme on part à la guerre.
C’est exactement l’état d’esprit qui m’habitait en cette journée du 8 mars 2021. C’est pour cette raison que dès la veille, j’avais décidé que je jeûnerai cette journée afin que si elle devait être ma dernière journée sur cette Terre, je la quitterai dans un dernier élan de dévotion envers mon Créateur et ma Patrie. Jeûner aussi, pour rendre hommage au jeune Baye Cheikh Diop, qui à jeun dans son lieu de travail, a été abattu d’une balle dans la tête le mercredi 3 mars 20212. Et pour me rappeler que cela aurait pu être moi, un frère, un ami….
Non seulement, avais-je jeûné mais afin de rassurer tout mon entourage qui depuis la veille se relayait à force de recommandations et de conseils, je suis sortie de chez moi avec une fiche répertoriant toute mon identité ainsi que tous mes numéros utiles en cas de problèmes. Peut-être mon cœur aurait-il pu faiblir par empathie pour leur sollicitude si d’un autre côté le devoir de protester n’avait pas gagné tout mon corps.
Heureusement, le rassemblement pour lequel j’étais sortie s’est bien déroulé, malgré la diffusion de fausses nouvelles faisant état d’attaques et de menaces en tous genres. En plus, le placement sous contrôle judiciaire de M. Sonko, marquant ainsi la fin de sa garde à vue, à force de sénégalités3, a sonné le début de l’accalmie.
A la sortie de cette journée, la phrase qui retentissait dans mon esprit était : C’était moins une.
En effet, ces manifestations sont inédites aussi bien dans leur ampleur que dans leur violence, en tout cas pour les jeunes qui n’ont pas pu vécu ou n’ont pas pu prendre une part active à certains événements marquants qui ont façonné la marche de notre pays4.
Je suis convaincue que personne n’a intérêt à ce que de telles situations se reproduisent car cette expérience demeurera un traumatisme dans l’esprit de beaucoup de Sénégalais.
Il est vrai que les acquis démocratiques et sociaux sont souvent la résultante de luttes et même de guerres acharnées. En effet, certains diront que ces journées de violence ont consolidé nos droits constitutionnels. C’est une façon de voir les choses. Pour ma part, je pense que notre pays a frôlé le chaos en ces quelques jours. Et je suis convaincue qu’une autre crise de cette ampleur risque d’avoir le dernier mot sur la paix et la cohésion sociale, qui sont les symboles immatériels de notre Nation.
Cette période d’accalmie est l’occasion pour nous de tirer les leçons de ces événements. Il nous faut le faire tôt car le temps n’attend pas et il faut bien le dire notre patience et notre capacité à encaisser les coups ont failli nous mener à notre perte.
Aujourd’hui plus que jamais le Sénégal est entre nos mains et nous devons nous y agripper de toutes nos forces. Chacun en ce qui le concerne, chacun en ce qui touche la petite parcelle du Sénégal qui lui revient, nous devons retenir notre pays pour l’empêcher de s’effondrer.
Une telle chute serait alarmante pour notre situation nationale mais elle entraînerait avec elle toute notre sous-région déjà bien fragile.
Alors, que nous soyons dirigeants ou opposants, politiciens ou intellectuels, jeunes ou vieux, hommes ou femmes, l’heure est à la responsabilité et à l’investissement. Plus aucun Sénégalais n’a le droit de considérer que la chose publique est la chose d’une frange de la population. Que ce soit dans les partis politiques, les mouvements associatifs, les médias, nous n’avons plus le droit de garder le silence ou les bras croisés.
On peut accuser les politiques pour tout ce qui s’est passé. Ils y ont certes joué la plus grande part. Mais, le jeu politique est ce qu’il est. Toutefois, nous citoyens devons aussi interroger notre part de responsabilité dans toute cette histoire.
C’est à nous citoyens d’imposer que nos droits constitutionnellement garantis ne nous soient plus jamais politiquement confisqués.
Je considère que notre désertion du terrain politique et plus largement notre désintérêt pour la chose publique n’y est pas étranger. Je risque de paraphraser beaucoup avant moi qui ont dénoncé cette situation mais peut-être avaient-ils perçu la chose avant nous. Il est temps que nous sortions de notre optimisme béat qui consiste à faire du Sénégal une exception au rang des pays politiquement instables. Rien dans notre contexte géopolitique, notre situation démographique ou notre niveau économique ne permet aujourd’hui de vérifier cette assertion.
Alors, dès à présent, que tout un chacun se positionne en sentinelle. Il ne s’agit plus de performer un numéro d’équilibriste mais bien de redresser la barre.
Que nous nous fassions la promesse de nous tenir un langage de vérité. Que nous nous garantissions que la prochaine fois qu’une situation d’injustice se profilera à l’horizon, nous nous lèverons pour empêcher qu’elle ne grandisse. Que nous attestions que nous allons tenir des discours et des attitudes responsables. Que nous jurions devant nos jeunes que nous ne laisserons pas tomber le pays.
Il y va de notre survie.
Adama SY
1 Je ne le souhaite pas.
2 Ne les oublions pas dans nos prières : Cheikh COLY – Baye Cheikh DIOP – Famara GOUDIABY – Cheikhna NDIAYE – Pape S. MBAYE – Mansour THIAM – Alassane BARRY – Bourama SANE – Sadio CAMARA – Moussa DRAME – Modou NDIAYE
3 J’utilise ce mot en références à toutes les médiations, intercessions de tout bord qui ont pu avoir lieu dans cette situation et qui sont une particularité bien sénégalaise en matière de gestion des affaires de la cité.
4 Evénements de 1962, de 1968 , de 1998 et de 2011