En d’autres temps et d’autres circonstances, les affrontements de la semaine dernière entre deux groupes d’étudiants à l’Ucad seraient considérés comme un simple grabuge. Un de plus. Comme l’Ucad a fini d’en être habituellement le théâtre. Ça n’émeut même plus personne. Mais le contexte dans lequel cette bataille rangée a éclaté lui a donné des échos de portée ethnique. Pas étonnant. Depuis quelques temps, le fait ethnique revient avec persistance dans le débat public, alimenté aussi bien par des hommes politiques que par des hommes de média. À tel enseigne qu’aujourd’hui, tout acte isolé, même à l’échelle d’un hameau, par exemple une banale rixe entre un berger et un cultivateur pourtant très fréquent, aurait toutes les chances d’être analysé à l’aune d’un conflit inter-ethnique. Ce qui s’est passé donc l’autre jour à l’Ucad a pris de la mousse parce qu’il a trouvé un terreau fertile entretenu, on le disait, à coups de bêche par des individus qui n’ont que faire de la cohésion nationale.
Sinon, c’est connu, à l’Ucad, la violence est endémique et cela ne date pas des affrontements de l’autre jour. Des bagarres à relents communautaires (confrériques) ou pour le contrôle des amicales voire pour l’amélioration des conditions de vie ou d’études ont rythmé la marche de ce présumé temple du savoir. Ce qui est nouveau, par contre, c’est ce conflit sur la base de l’appartenance ethnique. Semble-t-il, les deux camps ont fait la paix, tant mieux.
Cependant, ce fâcheux épisode ne fait que nous rappeler ce qu’est devenue l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar depuis longtemps : un sanctuaire de la violence physique. L’Ucad, c’est comme un poste-frontalier qui, dès qu’on le franchit, nous plonge dans une zone de non-droit où les contradictions se règlent à coups de machette ; où les forces de l’ordre n’osent pas s’aventurer, à quelques rares exceptions près, à cause des franchises universitaires. Qui aurait cru que des policiers seraient acclamés un jour au campus ? Pourtant, c’est ce qui est arrivé quand les deux groupes d’étudiants s’étripaient à mort. L’incursion dans le campus social des forces de l’ordre sur la demande du Recteur pour mettre un terme au déchaînement de violence a soulevé des applaudissements nourris de pensionnaires sans doute excédés par l’impunité qui a fini de s’installer dans l’espace universitaire. Que n’a-t-on pas dit lorsque, en fin février dernier, la Direction du Coud a saisi des armes blanches à l’intérieur du campus social ? À l’époque, la lourde ambiance politico-judiciaire qui prévalait avait amené certains à parler de coup monté pour charger des sympathisants d’un leader politique. Ne fuyons pas la réalité, «le présumé haut-lieu de l’exigence est devenu, avec l’usure du temps et les vicissitudes du sous-développement un bouillon d’insouciance où pourrissent les talents les plus prometteurs», écrivait déjà, en 1991, le caustique et brillant chroniquer Ibou Fall.
Trente ans après, les choses vont de mal en pis. Pour paraphraser Mamadou Sy Albert, l’époque de l’étudiant militant est révolue. Dans son ouvrage «Ucad cinquante ans après : Les mutations profondes de la communauté universitaire», paru en 2011, le journaliste pose un regard d’une rare justesse sur les bouleversements sociologiques intervenus au sein de l’espace universitaire durant ces dernières années. Il relève que, de politique entre 1960 et 1980, le mouvement syndical étudiant sénégalais nourris aux grandes idéologies du changement a transmuté à partir des années 1980 pour devenir une simple caisse de résonnances des revendications à caractère purement social et pécuniaire. Non sans faire remarquer que la disparition de l’Union nationale patriotique des étudiants du Sénégal et de l’Union des étudiants de Dakar a favorisé l’émergence des Amicales dont les renouvellements constituent, chaque année, à l’exception des Ecoles et Instituts ou encore de la Faculté de Médecine, des moments de vives tensions. «Le mouvement étudiant n’est plus mobilisable autour de questions de société. Il devient plus économique, plus social, plus culturel, plus religieux, bref il est moins idéologique. Les positionnements obéissent désormais à des logiques de groupes tissés dans un même espace pédagogique, dans le territoire de la communauté villageoise, de la commune ou de la région. L’appartenance à la même communauté religieuse, culturelle et linguistique se greffe sur ces liens de camaraderie. Ce n’est plus l’appartenance à des organisations politiques divergentes par leur projet de société ou par leur démarche syndicale de gestion des problèmes sociaux et académiques qui crée les clivages entre les étudiants», écrit-il. Il a raison, on n’a même déjà vu, à l’Ucad, un regroupement des homonymes d’un défunt grand marabout ou encore, plus saugrenu, une association d’étudiants jumeaux.