En participant à l’atelier de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums) sur l’indépendance de la justice qui s’est tenu au lendemain des événements des 3 et 4 mars 2021, Alioune Tine considère que nous devrions avoir une «justice forte pour asseoir un Etat fort».
Cette affirmation d’un distingué membre de la société dite civile pour une justice forte, fait suite à des actes de vandalisme, de destruction de biens publics et privés, de saccages d’institutions de la République nés de l’appel de Ousmane Sonko au «mortal kombat». Nous pensions qu’en toute logique, Alioune Tine et l’Ums allaient condamner les insurgés qui ont eu à transgresser les lois et règlements de la République.
Paradoxalement, tel n’a pas été le cas pour des défenseurs d’une justice forte et d’un Etat fort. La condamnation de tels actes répréhensibles, sans faiblesse coupable ni cruauté inutile, aurait démontré, a minima, la probité intellectuelle et morale d’hommes épris de justice et de paix. Tout au contraire, Alioune Tine semble aller dans le sens d’une spéculation philosophique en légitimant l’impunité, par une perception qu’il se fait de l’existence «d’un fort sentiment d’injustice envers les populations». Ce raisonnement du fondateur d’Africajom Center, basé sur une perception hypothétique «d’un fort sentiment d’injustice envers les populations», tente d’accréditer l’existence d’une justice aux ordres au Sénégal. A ce titre, le maniement à tout bout de champ du concept d’indépendance de la justice, à partir d’une perception subjective d’un sentiment d’injustice envers les populations, en déphasage avec la réalité, devient, dès lors, un slogan pompeux que certains politiciens sénégalais encagoulés manipulent à volonté pour se faire une place au soleil. Alioune Tine rejoint de ce fait la vague de Sénégalais réformistes qui voudraient en réalité instaurer dans notre pays un gouvernement des juges.
Le gouvernement des juges est une immixtion du pouvoir judiciaire dans le domaine réservé au pouvoir exécutif, notamment quand il s’agit de définir la politique pénale de la Nation et l’organisation judiciaire pour une bonne distribution de la justice. Le pouvoir du juge ne se limite-t-il pas à trancher les litiges et à appliquer la loi en disant le droit avec une autorité de la chose jugée ? Montesquieu considère que le pouvoir judiciaire est un pouvoir nul, dès lors que le juge rend des décisions qui font autorité en appliquant la loi et non à la créer, justifiant sa fameuse métaphore que les juges doivent être la «bouche de la loi». Or, la loi ou norme juridique, constitue l’expression de la volonté générale du Peuple à travers ses représentants. L’idéal démocratique se matérialise principalement dans l’élection au suffrage universel, au point que les juges rendent la justice au nom du Peuple dont la souveraineté est incarnée par son mandataire élu au suffrage universel.
Alexis de Tocqueville va même plus loin que Montesquieu, en soutenant le principe d’une justice populaire rendue par les citoyens à travers les jurés, pour faire observer que le Peuple fait ses lois à travers ses représentants et rend la justice par ses jurés, associant démocratie représentative et démocratie participative. C’est dire qu’il faut éviter la survenue dans notre pays d’un gouvernement des juges, qui désigne le fait pour un juge de privilégier son interprétation personnelle au détriment de la lettre et de l’esprit des lois et consistant à laisser au judiciaire des décisions qui devraient normalement relever du politique.
Dans un système politique de type présidentiel, la nature du régime fait que le président de la République est la clef de voûte des institutions, si bien qu’il lui appartient de définir la politique générale de la Nation y compris la politique pénale et de servir de garant au bon fonctionnement des institutions. Faisons attention pour ne pas instaurer un gouvernement des juges qui sonnera le déclin de la responsabilité politique de celui qui est élu au suffrage universel et qui avait fait dire à De Gaulle, que la meilleure cour suprême, c’est le Peuple à travers celui à qui il a fait confiance En vérité, la justice est beaucoup plus globale qu’on ne le présente et concerne peu les affaires politiques. Elle n’est pas seulement une affaire de la magistrature, c’est une affaire qui intéresse et implique toutes les franges de la société dans toutes ses composantes. Plus de 99% des décisions rendues par la justice relèvent d’affaires communes et, lorsque l’Etat est impliqué, un nombre incalculable de décisions rendues lui sont défavorables.
Que se passerait-il si des différends existent au niveau du conseil supérieur de la magistrature, quelle autorité pour les arbitrer ? Il faut une autorité morale suprême pour veiller au bon fonctionnement de la justice, au risque de créer des conflits entre juges qui se battent comme en Italie à un moment donné de son histoire où il y avait un gouvernement des juges. La justice sénégalaise contient les garanties intrinsèques de nature à permettre à tout magistrat qui le souhaite d’assumer son indépendance et de dire le droit selon son intime conviction. Cette question d’indépendance du juge relève d’une responsabilité individuelle qui existe naturellement dans toute profession suivant la moralité de celui qui l’exerce. Cette indépendance ne peut pas être limitée à l’exécutif et au pouvoir politique, mais, doit englober les pouvoirs d’argent, les pressions sociales et maraboutiques, etc.
En outre, le taux de judiciarisation des litiges qui connait chaque année une croissance exponentielle, est une manifestation concrète de la confiance des citoyens sénégalais en leur justice. Dans un pays où s’exerce pleinement la liberté de pensée et de vote pour choisir librement ses représentants, de conscience et de culte, d’opinion et d’expression, d’association et de presse, personne ne peut soutenir que les droits fondamentaux des individus et la dignité de la personne humaine sont bafoués au Sénégal, à moins que Alioune Tine soit sur une autre planète ou qu’il se trompe de pays.
Kadialy GASSAMA
Economiste
Rue Faidherbe X Pierre Verger Rufisque