La résurgence au Sénégal du débat sur la gauche ne sera certainement pas du goût de ceux qui ont cherché à congédier les idéologies en prêchant un pragmatisme centré sur les bonnes idées – qui ne sont ni de droite ni de gauche, mais simplement bonnes !
Les récentes sorties des partisans de la gauche aujourd’hui désunie, mais qui prône des retrouvailles autour d’un projet mobilisateur, sont un rappel que l’histoire ne s’est pas arrêtée avec la chute du mur de Berlin en 1989. Dans leurs efforts d’imaginer d’autres mondes possibles, certains vont plus loin en appelant à une réinvention de la gauche. Toutes ces discussions interviennent dans un contexte de profonds bouleversements engendrés par la COVID-19 qui a fait tanguer les fondements du système capitaliste, laissant des stigmates sévères sur les économies de nos pays très dépendants du système économique mondial. L’histoire de ce système international est en train d’être réécrite et celle du Sénégal le sera sans doute aussi. Après la guerre froide et depuis la fin dualité entre le socialisme autoritaire et le capitalisme libéral qui s’est soldé par la victoire du second sur le premier, le capitalisme financier et son pendant idéologique – le courant néolibéral – se sont affirmés comme la seule voie possible pour l’humanité. Ses défenseurs ont acquis une place de choix dans la sphère d’influence, tant dans la production de connaissances que dans les cercles consultatifs des gouvernements et des institutions financières internationales. Les partisans du néolibéralisme ont érigé leur théorie – l’économie de marché – en dogme et transformé l’écosystème financier international en un univers où les marchés boursiers imposent leur règne sur l’économie réelle. Les banques systémiques et les fonds d’investissement font la loi. Les multinationales jouissent de pouvoir exorbitant, allant jusqu’à fixer les règles du jeu aux États qui sont parfois contraints de procéder à la dérégulation de la finance, des accords dits de libre-échange et de libre investissement.
Depuis le déclenchement de la pandémie, la croissance du monde interconnecté a été terriblement affectée (infectée, allais-je écrire) et ses conséquences virales font tousser jusqu’à l’asphyxie nos économies fragiles et très dépendantes du système mondial basé sur l’exploitation des plus faibles. Si la pandémie du Covid-19 est perçue comme une bonne nouvelle pour l’humanité, c’est parce qu’elle ouvre une brèche qui permettrait de sortir le monde de la suprématie encombrante des grandes puissances et de l’exubérance irrationnelle des marchés afin de contenir, entre autres, l’explosion de la dette publique stérile (sans effet bénéfique durable sur la croissance et l’emploi) qui embourbe nos pays dans le sous-développement. Le cours de l’histoire du monde est en train de basculer dans une nouvelle ère et la gauche a de belles pages à écrire. Au Sénégal, elle doit proposer une alternative crédible en allant au-delà des retrouvailles entre quelques nostalgiques se consolant dans les « backrooms » de leurs séminaires et réunions intellectuelles. L’élaboration d’une voie alternative doit passer par un nouveau contrat social avec le peuple et autour d’un projet collectif nécessaire pour sortir le Sénégal de l’impasse. Les émeutes meurtrières de mars dernier ayant conduit au pillage regrettable des entreprises des supposés alliés extérieurs de l’État Sénégalais témoignent des frustrations accumulées des jeunes qui ont désespéré des pouvoirs publics incapables de créer les conditions d’un réel progrès dans ce pays qui est toujours dans le gouffre laissé par les options néolibérales depuis les années 1980.
LE SENEGAL DANS L’ABIME DES POLITIQUES NEOLIBERALES
Depuis quatre décennies, les pouvoirs publics du pays semblent avoir abandonné tout projet de transformation structurelle de leurs sociétés en faveur de l’émancipation collective. Ils se contentent de gérer les urgences de toutes sortes générées, en partie, par les politiques néolibérales et leur cortège de crises structurelles, notamment : (i) la désarticulation des économies nationales ; (ii) la crise de légitimité structurelle de l’État, et (iii) la crise de la représentation politique. La désarticulation des économies nationales : La crise économique des années des années 1970, la fin de l’État providence doublée des Programmes d’ajustement structurels (PAS) des années 1980 imposé par les institutions de Bretton Woods et la dévaluation du franc CFA en 1994 ont provoqué une désarticulation des économies nationales soumises à l’effet vicieux des politiques de privatisations et de dérégulations. La rigueur des PAS a eu comme conséquences la réduction considérable des dépenses publiques et le démantèlement des structures économiques locales.
À cela s’ajoute l’exacerbation des difficultés dans les secteurs sociaux, notamment l’éducation et la santé. Malgré les efforts pour impulser des projets souverains capables de booster certains secteurs stratégiques de manière durable, les gouvernants tardent à sortir des schémas qui les contraignent à gouverner par procuration. Ils semblent attendre que des schémas faussement salvateurs soient proposés par les bailleurs de fonds qui influencent considérablement l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Aujourd’hui, nous avons une croissance économique sans développement. La pauvreté subséquente engendre des épisodes dramatiques (vague de migrations clandestines vers l’Europe, les soulèvements populaires contre les politiques étatiques impopulaires, les grèves cycliques des syndicats, etc.). Une crise de légitimité structurelle de l’État : L’État postcolonial éprouve une véritable difficulté à œuvrer pour l’émergence d’un modèle de développement qui concilie une croissance économique soutenue, une solidarité et une justice sociale renforcées. Jusqu’à la fin des années 1970, les pouvoirs publics peinaient à sortir du schéma colonial où le politique et l’économique sont imbriqués.
Ainsi, pendant longtemps, l’État est resté le seul et unique pôle économique tandis que les gouvernants avaient la mission quasi impossible de tout réaliser : fournir de services sociaux essentiels, construire des infrastructures publiques, créer des emplois, etc. Certes l’imposition les mesures libérales des années 1980 ont mis hors-jeu l’État sénégalais qui se contentait alors de remplir ses fonctions régaliennes minimales, abandonnant l’activité économique au secteur privé monopolisé par les entreprises étrangères. Toutefois, la politique du « moins d’État, mieux d’État » imposée par le FMI et la Banque mondiale ont amené l’État à cesser d’être un acteur du développement pour devenir un banal agent se contentant d’intervenir ponctuellement pour maquiller les urgences etles crises provoquées par les inégalités économiques et sociales croissantes, le chômage de masse qui atteint des proportions alarmantes, la stagnation des salaires réels qui suscitent la colère grandissante des organisations sociales et syndicales.
Dans la mesure où le contrôle politique de l’État est remis en cause et face à son incapacité à créer un espace économique alternatif avec de nouvelles règles du jeu, l’appareil d’État est pris en otage par les élites politico affairistes qui sont dans une logique d’accaparement des ressources publiques. Dès lors, les luttes pour l’accès au pouvoir sont davantage motivées par la préservation de la rente que par le souci d’œuvrer à l’émancipation des masses. Cette situation finit par provoquer une crise de la participation et de la représentation politique. La crise de la représentation et de la participation politiques : De plus en plus, les citoyens abandonnent les formes traditionnelles d’engagement politique parce qu’ils ont longtemps confié le pouvoir à des politiciens peu enclins à mettre en œuvre les transformations structurelles attendues. Ainsi, plus les régimes changent, plus les choses restent les mêmes – si elles ne s’aggravent pas. La dissonance entre le discours et la pratique électorale a renforcé le scepticisme et la méfiance à l’égard du système politique. Dans le contexte actuel marqué par une crise (mais pas la fin) des idéologies, les alliances entre les partisans des idéologies les plus contradictoires consacrent l’effondrement de la gouvernance. On ne sait plus qui, dans une coalition gouvernementale, est comptable de quoi. La transhumance politique est devenue une stratégie de survie politique. Ces pratiques ont perverti le jeu démocratique et provoqué une profonde crise de la représentation et de la participation politique. Il en résulte une abstention croissante des électeurs et un rejet massif du système politique, devenu symbole de carriérisme politique sur fond de corruption à tous les niveaux, entretenue par les élites qui cherchent à conserver leurs positions dans le système au prix de leur honneur et dignité.
REINVENTER LA GAUCHE ET CONSTRUIRE UN NOUVEAU PROJET COLLECTIF
La gauche sénégalaise a capitalisé une grande expérience dans les luttes politiques et sociales depuis la période coloniale. Mais elle n’a jamais réussi à se positionner comme un catalyseur des transformations vers un avenir meilleur pour le Sénégal. Depuis la fin des années 1980, elle est engluée dans des logiques qui l’empêchent de devenir une force alternative. Premièrement, si les forces de gauche ont toujours joué un rôle déterminant dans l’avènement de la démocratie et de l’alternance politique au Sénégal (la victoire d’Abdoulaye Wade en 2000 et celle de Macky Sall en 2012), elles se sont jusqu’à présent révélées incapables de prendre le pouvoir et de l’exercer en mettant en pratique un véritable programme alternatif. Deuxièmement, la gauche sénégalaise est fragmentée et enfermée dans des logiques dogmatiques. Malgré les efforts constants pour créer une dynamique unitaire, elle tarde à donner naissance à un projet alternatif.
Troisièmement, la gauche est supplantée – dans le domaine de la mobilisation populaire pour le changement – par le mouvement social etles organisations de la société civile, qui sont devenus plus attrayants aux yeux d’une jeunesse en quête d’identité politique. Engagés dans des luttes détachées de certaines contingences politiques pures, les citoyens s’organisent à travers des mouvements et les réseaux sociaux et développent une mobilisation sociale et politique. Leurs actions sont alimentées par une critique des régimes en place et de leurs politiques qui ne favorisent pas l’équité et la justice sociale.
En évoluant dans ces espaces ouverts, hors du champ de l’État et des partis politiques traditionnels, ces nouveaux acteurs ne se contentent pas d’exprimer une indignation. Ils véhiculent un contenu politique et expriment souvent l’aspiration à voir se développer de nouvelles formes de réponse pour anticiper aux urgences de toutes sortes, à défendre les droits acquis et à conquérir des espaces de représentation (comme le parlement) traditionnellement monopolisés par les politiciens. Cependant, leurs tentatives de coordination autour de ces urgences à l’échelle nationale restent très difficiles ou limitées dans leurs effets pour plusieurs raisons. Tout d’abord, à l’instar de la gauche, le mouvement social est fragmenté en plusieurs structures opérant de manière isolée sans aucune perspective d’unité d’action permettant de mutualiser les efforts et les ressources. Du coup, il y a une asymétrie entre la faible performance des politiques publiques dans des domaines vitaux et l’organisation des mouvements qui, bien qu’ils parviennent à mobiliser les populations pour résister, sont dépourvus de la capacité à se rassembler autour d’une plateforme programmatique pour stimuler le changement. En un mot, il leur manque une perspective politique claire et la gauche pourrait la leur fournir si elle agit stratégiquement car le contexte y est favorable.
La pandémie a contraint à procéder à un « reset» pour réinitialiser complètement la machine politique et économique nationale dont certaines commandes ont cessé de répondre depuis longtemps. S’il est vrai que le monde de demain est en gestation dans celui d’aujourd’hui, il faut agir en anticipant le cours des choses pour maîtriser les dynamiques de transformations et non les subir. Aujourd’hui, la gauche sénégalaise ne peut pas s’exonérer d’une réflexion sur elle-même et sur la société sénégalaise si elle veut influencer le cours de l’histoire et faire en sorte que le Sénégal d’après la pandémie soit meilleur que le précédent. Elle doit se réinventer pour se positionner comme une force de proposition. Mais l’émergence d’un scénario alternatif d’émancipation collective requiert non seulement que les forces de gauche réfléchissent aux orientations à prendre pour préparer l’avenir, mais surtout qu’elles soient capable de mobiliser les citoyens Sénégalais autour d’un «Projet collectif» objectivement atteignable.
Pour y parvenir, la gauche doit non seulement s’appuyer sur ses expériences positives passées dans la lutte émancipatrice, mais surtout fonder un horizon politique alternatif avec les masses etles mouvements sociaux auxquelles elle fournira les ressources idéologiques pour encadrer la mobilisation collective pour un changement maîtrisé.
En d’autres termes, la gauche doit composer avec toutes les forces progressistes en les aidant à sortir des aventures solitaires pour aller vers l’élaboration d’une «Nouvelle Majorité » à travers la jonction des minorités : les minorités géographiques ou territoriales, les minorités économiques et sociales (femmes, jeunes, handicapés, marchands ambulants…), les minorités politiques. C’est par une telle convergence motivée par l’idéal émancipateur fondé sur l’équité et la justice sociale que la gauche pourra se réinventer et servir de support à l’action collective pour ce changement maîtrisé.