Ils ont sans doute été nombreux à tenir à voir l’arrêt du 28 avril 2021 de la Cour de justice de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), prescrivant au Sénégal d’annuler les dispositions de sa loi électorale qui instaure le parrainage citoyen pour les candidatures à l’élection présidentielle. La décision est parue bien osée. En effet, en faisant une intrusion dans les conditions de fixation des règles d’éligibilité édictées par un Etat souverain ou en jugeant de la licéité de telle ou telle de ces règles, la Cour de justice aurait outrepassé ses compétences et se donnerait les attributs d’un juge constitutionnel national. Dans une posture pareille, la Cour de la Cedeao se donnerait ipso facto le rôle d’un «constitutionnaliste régional ou communautaire» ; ce que le protocole de 1991 portant création de cette Cour, ou encore le protocole additionnel de 2005 ne lui permettraient pas.
La Cour de la Cedeao ne saurait se substituer au juge constitutionnel national
D’ailleurs la Cour avait si bien compris les limites de ses pouvoirs et compétences quand, en février 2012, elle avait opposé une fin de non-recevoir à une requête de l’Ong la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’Homme (Raddho) qui demandait le report de l’élection présidentielle au Sénégal et la disqualification de la candidature de Abdoulaye Wade à un nouveau mandat de président de la République. Les juges de la Cedeao n’avaient pas moins estimé que la question restait de la compétence exclusive du juge constitutionnel national du Sénégal qui avait d’ailleurs fini, le 27 janvier 2012, d’apprécier et de trancher l’équation de la validité de ladite candidature. C’est véritablement une question de souveraineté des Etats qui se pose en l’espèce. C’est entre autres la raison pour laquelle le Burkina Faso avait refusé en 2015 d’obtempérer à une injonction de la Cour de justice de la Cedeao dans ce qui semblait révéler un revirement de jurisprudence en la matière. On doit rappeler que la loi électorale avait été modifiée le 7 avril 2015 pour prévoir notamment une nouvelle disposition qui proscrit l’éligibilité comme Président du Faso de «toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte au principe de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels ayant conduit à une insurrection ou toute autre forme de soulèvement». Ces dispositions sont une reprise de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance du 30 janvier 2007. Seulement, saisie le 21 mai 2015 par les partisans de l’ancien Président Blaise Compaoré contre l’Etat du Burkina Faso, la Cour, qui siège à Abuja (Nigeria), avait rendu un verdict ambivalent dans le sens où chacune des parties pouvait s’estimer avoir obtenu gain de cause. La Cour avait ouvert «une boîte de Pandore» en matière d’interprétation par les différentes parties. On pouvait voir que l’arrêt de la Cour n’interdit pas les restrictions au droit à la libre participation aux élections. La Cour reconnaît dans son raisonnement «qu’il peut arriver que dans des conjonctures particulières, la législation d’un pays institue des possibilités d’accéder à des fonctions électives à l’encontre de certains citoyens ou de certaines organisations». Elle ajoute même qu’en l’espèce, «il ne s’agit donc pas de nier que les autorités actuelles du Burkina Faso aient, en principe, le droit de restreindre l’accès au suffrage […]». Elle admet ainsi, au moins dans le principe, l’argument du gouvernement burkinabè, selon lequel le droit de participer à des élections n’est pas un droit de caractère absolu et qu’un Etat peut y apporter des restrictions.
Malgré la certitude concernant la possibilité de restreindre le droit d’accès au suffrage, des divergences entourent le caractère et les modalités de cette restriction. C’est sur ce terrain que l’interprétation de la Cour a conduit à la condamnation de l’Etat burkinabè, qui n’aurait pas respecté les modalités exigées, notamment l’obligation d’individualisation. La Cour constitutionnelle du Burkina Faso avait refusé de suivre les injonctions de la Cour de la Cedeao et elle a été encouragée en cela par les autorités politiques du pays. L’arrêt de la Cour de justice a finalement eu peu d’impact sur les acteurs politiques burkinabè, du fait du refus du juge constitutionnel d’en tirer les conséquences. Il ne porte pas moins atteinte à l’autonomie constitutionnelle et politique des Etats et semble conférer une primauté aux instruments régionaux de protection des droits fondamentaux dans les pays. La décision a pu apparaître comme portant atteinte à l’autonomie constitutionnelle et politique des Etats, «entendue comme la latitude de déterminer le régime et les institutions politiques de leur choix, et d’adopter les lois qu’ils veulent […]». Les modalités de l’élection se situent au cœur de l’autonomie politique et constitutionnelle, qui s’exprime en partie à travers le libre choix de leurs dirigeants. C’est justement là où le bât blesse, avec la nouvelle décision de la Cour qui invalide la loi instituant le parrainage citoyen au Sénégal. On ne le dira jamais assez, chaque Etat souverain définit les conditions de participation à des élections selon ses propres procédures régulières. C’est ainsi que de telles règles ne sauraient être uniformes à l’échelle de tous les pays appartenant au même espace géographique, culturel ou linguistique. A titre d’exemple, les conditions et règles de participation à des élections nationales en France sont différentes de celles fixées en Allemagne, en Espagne, en Bulgarie, en Italie ou ailleurs dans l’espace de l’Union européenne. Dans l’espace de la Cedeao, de nombreux pays comme le Sénégal, le Mali, la Côte d’Ivoire, le Bénin, le Burkina Faso, le Niger, le Liberia, entre autres, ont instauré des règles de parrainage tandis que d’autres n’ont pas senti la nécessité de procéder de la sorte. Et encore que les modalités du parrainage ne sont pas identiques, car quand certains pays pratiquent la règle du parrainage citoyen, d’autres pratiquent celle du parrainage par des élus. Aussi, de nombreux pays ont fixé d’autres règles supplémentaires de participation à des élections qui pourraient apparaître comme plus censitaires.
La ploutocratie serait-elle préférable au parrainage des électeurs ?
C’est par exemple la règle de l’exigence de résidence discontinue, pendant un temps déterminé, dans le pays (Gambie, Togo) avant la date du scrutin. Une autre entrave à certaines candidatures se trouve dans les limitations de l’âge pour pouvoir participer à certaines élections. Des pays fixent l’âge pour être candidat entre 35 et 75 ans, tandis que d’autres le situent à partir de 40 ans, sans aucune limite supérieure, et d’autres pays fixent d’autres âges. La caution exigée des candidats constitue aussi un autre moyen très sélectif pour les candidatures politiques. Par exemple, un pays comme le Bénin exige, en plus du parrainage des élus, le versement d’une caution financière de l’ordre de 250 millions de francs Cfa pour pouvoir être candidat à l’élection présidentielle. Cette façon de faire donne l’air de l’instauration d’une ploutocratie, c’est-à-dire une démocratie des riches. Ainsi, comme le soulignait Thierry Amougou, de l’Université catholique du Louvain (Belgique), dans le magazine Jeune Afrique : «Lorsque la caution présidentielle se chiffre à 30 millions de F Cfa au Cameroun, à 65 millions de F Cfa au Sénégal, à 100 mille dollars en République Démocratique du Congo et à 250 millions de F Cfa au Bénin, on se rend compte qu’être candidat à l’élection présidentielle en Afrique subsaharienne est moins une affaire de jouissance de sa citoyenneté politique que de démonstration de sa richesse. Les pauvres peuvent-ils encore prétendre à la fonction présidentielle si le prix à payer pour faire acte de candidature devient rédhibitoire au point de constituer une barrière à l’entrée pour la majeure partie de la population ?»
L’argument spécieux du secret du vote
La Cour de justice de la Cedeao a également jugé que les modalités du parrainage citoyen seraient en porte-à-faux avec le principe du respect du secret du vote. Elle précise dans son arrêt que «la loi sur le parrainage viole le secret du vote et comporte d’́enormes risques pour les ́electeurs dans la mesure où cet acte pŕesume leur intention de vote et que l’utilisation du fichier ainsi compiĺe peut engendrer de nombreux abus et m̂eme des repŕesailles». Un tel argument apparaît on ne peut plus spécieux, car peut-on se demander ce qui permettrait à la Cour de pouvoir dire d’emblée que les personnes qui apporteraient un parrainage exprimeraient par anticipation un vote. Dans de nombreux pays, on a pu voir par exemple des élus politiques apporter un parrainage à des candidats dans le seul esprit de promouvoir une pluralité politique et une compétition électorale ouverte. Mieux, la loi électorale au Sénégal n’exige, au plus, que 1% du fichier électoral. Alors quel serait le candidat qui pourrait être élu président de la République avec 1% des inscrits sur la liste électorale ?
Freiner l’élan du «gouvernement des juges»
Toutes choses égales par ailleurs, si elle était saisie, la Cour devrait invalider les dispositions limitatives de la participation aux élections portant sur l’âge, la résidence ou le cautionnement, ou on ne sait quelle autre condition d’éligibilité. Les juridictions communautaires africaines peuvent avoir le péché mignon de se payer la tête des chefs d’Etat. En quelque sorte, on peut constater qu’elles sont souvent enclines à rendre des verdicts allant dans le sens de contrecarrer systématiquement les têtes couronnées. Cela faisait dire à un célèbre avocat de la place de Paris que «pour gagner un procès mettant en scène des protagonistes politiques en Afrique, il faudrait veiller à faire percevoir aux juges que leur opinion publique les observe et qu’il leur faudrait le courage d’aller à l’encontre des demandes des pouvoirs publics pour être vu comme un vertueux, un courageux, un juge indépendant». De nombreuses décisions ont pu donner l’air, en raison de la faiblesse pour ne pas dire de la vacuité de leur motivation, que certains juges communautaires ont obstinément tendance à faire un pied de nez aux autorités politiques. Seulement, une telle fâcheuse tendance va à terme affaiblir ces juridictions. C’est notamment le cas de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui essuie des attitudes de défiance de la part des Etats dont la liste commence à s’allonger. On retiendra que la Côte d’Ivoire s’est retirée de la Cour africaine des droits de l’Homme, consécutivement à la décision de la Cour d’annuler un mandat d’arrêt international émis par la justice ivoirienne contre Guillaume Soro. La Côte d’Ivoire estime que son retrait «fait suite aux graves et intolérables agissements que la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples s’est autorisée dans ses actions, et qui non seulement portent atteinte à la souveraineté de l’Etat de Côte d’Ivoire, mais sont aussi de nature à entraîner une grave perturbation de l’ordre juridique interne des Etats et à saper les bases de l’Etat de droit, par l’instauration d’une véritable insécurité juridique». Dans le cas du Bénin, la Cour africaine demandait la suspension des élections communales prévues le 17 mai 2020 à la suite de la plainte de l’opposant Sébastien Adjavon sur l’impossibilité de son parti de présenter des candidats. Pour le Rwanda, c’est le processus de révision de la Constitution qui a permis au président Paul Kagamé de briguer un 3ème mandat qui a été contesté devant la Cour africaine. La Tanzanie, où se trouve le siège de la Cour africaine, est l’Etat le plus visé par les décisions de la Cour africaine. Les autorités du pays dénoncent un «tsunami judiciaire».
Un éventuel retrait de la Cour ne changerait pas le visage du Sénégal
Dans l’espace communautaire de la Cedeao, seul le Togo arrive encore à appliquer les décisions de la Cour de justice de la Cedeao, sur un total de 15 Etats membres. Devant ce péril encouru par les juridictions internationales africaines, Marcel de Souza, alors président de la Commission de la Cedeao, tirait la sonnette d’alarme le 19 mai 2017 à Abuja, déclarant que : «La Cedeao et ses Etats membres doivent honorer leurs engagements, en exécutant toutes les décisions prises à leur encontre par la Cour de justice communautaire. A quoi serviront les décisions de la Cour de justice de la Cedeao ou de l’Uemoa, si nos institutions et nos Etats ne les honorent ou ne les appliquent pas eux-mêmes.» Et la responsabilité propre des magistrats de ces Cours ? Les différentes motivations d’arrêts montrent que ces Etats retirent leur déclaration de compétence à ces Cours par défiance et en guise de représailles. On a bien pu voir que les décisions de retrait n’ont pas pour autant changé le visage des différents pays qui franchissent le pas. Le Sénégal, qui se voit ainsi contraint de refuser presque toujours d’appliquer les décisions de cette Cour de justice de la Cedeao, ira-t-il jusqu’à dénoncer le protocole de la Cedeao, instituant la Cour de justice ? La récurrence des décisions défavorables finit par faire du Sénégal le parfait «coupable désigné» et ne peut manquer de pousser à réfléchir à une pareille éventualité, d’autant que le Sénégal peut avoir le sentiment d’être le dindon de la farce. Depuis de nombreuses années, après la fin du mandat du juge Mansour Tall, le Sénégal n’arrive plus à placer un juge au niveau de cette juridiction. Mieux, en ne reconnaissant pas une Cour de justice internationale que l’on présume manifestement hostile à son pays, un Etat s’épargnerait d’être déféré devant elle et ne risquerait plus d’y compter les revers. Un tel pays ne serait jeté en pâture qu’une fois pour toutes, alors qu’à chaque revers, il donnerait l’image hideuse du pire régime politique. On ne voit pas comment la Cour pourrait forcer un Etat à appliquer une décision. Au demeurant, le Sénégal aura toujours la latitude de juger de l’opportunité de réviser ou de supprimer la loi sur le parrainage à l’aune de son appréciation propre et non sur l’injonction de la Cour de la Cedeao.