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Le Spectre Du TroisiÈme Mandat Ou Les Incertitudes Du Futur

Le Spectre Du TroisiÈme Mandat Ou Les Incertitudes Du Futur

Les lignes de sens qui émergent de mon propos relèvent de l’herméneutique prospective qui se situe dans l’analyse prévisionnelle de scénarios tendanciels, dans l’ancrage des factualités qui rythment les processus sociaux. C’est une topique analytique qui se définit comme la mise en relief des scénarios sur le futur. Appliquée dans le contexte socio-politique du Sénégal du moment, il s’agit de s’offrir un cadre d’intelligibilité pour mettre en évidence un ensemble de scénarios prévisibles qui renseignent sur la dialectique des volontés et des ambitions qui s’affrontent sur le terrain politique. Nous nous inspirons des réflecteurs de l’axiomatique stratégique pour rendre compte de la flexibilité des rapports de force politique, en perspective des échéances électorales de 2024, définies comme la borne temporelle au prisme de laquelle se donnent à analyser les stratégies des acteurs politiques. A travers ce regard sur les lueurs de la temporalité du contexte socio-politique actuel nées des évènements du mois de mars dernier, l’objectif est de montrer comment les bifurcations dans le champ politique sont en train de briser les régularités des pratiques connues. De ce changement de cap, se profilent des dérives pouvant conduire à des lendemains incertains, voire chaotiques.

Configuration politique actuelle : la fabrique de l’hybridation de l’espace politique

En insistant sur la reconfiguration des acteurs et des leaderships émergents depuis la seconde alternance, et au regard des variables d’analyse et de leurs interrelations, force est de reconnaitre que le champ politique sénégalais est en cours de reconfiguration. La réalité socio-politique témoigne d’un nouvel ordre qui déconstruit l’image d’un espace politique classique marqué par une dualité entre pouvoir et opposition, selon les formes traditionnelles du jeu politique. Il y a à la fois fracture et fragmentation dans le champ politique sénégalais dont les contours redéfinissent les schémas et les cadres d’action. La fabrique de l’hybridation de l’espace politique au Sénégal se révèle à travers la naissance d’une grande alliance électoraliste inédite et l’existence d’une opposition fragmentée, en cours de recomposition et de renouvellement de son leadership. Ces nouveaux acteurs hors système de la « realpolitik locale » ont des accointances avec des activistes de la nouvelle société civile, portés vers la radicalité du discours et l’affirmation des coups d’éclat, par l’occupation permanente de la rue et des médias.

L’alliance Benno Bok Yakar est considérée comme étant la plus grande coalition jamais connue dans l’histoire politique du Sénégal. Mais Benno est aussi la coalition la plus hétéroclite, construite plutôt dans une logique électoraliste et de neutralisation d’adversaires. Elle est, non seulement, un cadre de ralliement pour les professionnels de la politique, mais il a emporté dans son sillage la vielle garde du personnel de la société civile qui avait joué un rôle prépondérant dans la déconstruction du projet de Wade de se faire succéder par son fils. La nature composite de regroupement de forces politiques d’horizons divers, avec des libéraux, des socialistes et des anciens communistes (toutes variantes incluses) en a fait un cadre d’alliance de toutes les couleurs, de tous les goûts, autour d’un projet de gouvernance axé sur l’optique hégémonique d’un super cadre unitaire autour du président et de son parti, l’Alliance Pour la République. La matrice identitaire de Benno Bok Yakaar est donc la fabrique, dans la différence des trajectoires politiques, d’un cadre unitaire indépendamment des frontières idéologiques et des projets programmatiques. Dans cette unité factice des forces politiques autour de la rétribution des privilèges et des dividendes, se dévoile un activisme politique encombrant et bavard. Ce qui a constitué, en réalité, la plus grande déficience dans la gouvernance de la seconde alternative reste la confusion permanente établie entre le triptyque temps électoral, temps politique et temps de l’action. Ces trois temps sont dilués dans la mise en scène d’une temporalité médiatique, sous-tendue par la propagande permanente sur les réalisations réelles ou supposées. En dehors de stratégies de solutions structurelles face aux difficultés quotidiennes des populations, fortement précarisées par l’accentuation et l’accumulation des facteurs d’appauvrissement, le pouvoir a opté pour la balise des effets-éclats.

Face à la configuration hétéroclite de l’alliance au pouvoir, l’opposition se révèle sous le signe de la fragmentation politique. Elle est aujourd’hui comparable, en usant de la métaphore spatiale, à un espace politique organisable en archipels, avec des chapelles nées des dissidences et de l’irruption d’activistes aux préoccupations diverses. La disparition inéluctable des partis – appareils, à l’image du PS, de l’AFP et, dans une certaine mesure, du PDS authentique, a ouvert un nouveau cycle dans la démarche oppositionnelle. Le leadership de cette nouvelle figure d’opposant est incarné par Ousmane Sonko qui a connu l’ascension la plus spectaculaire de l’histoire politique du Sénégal. Devenu député par le plus fort reste, il arrive en troisième position lors des présidentielles de 2019, derrière deux candidats adossés à de fortes coalitions, capitalisant chacun une expérience politique et une ingénierie dans le management étatique. L’émergence de Sonko dans l’espace politique et avec lui des activistes, entrainant une frange importante de la jeunesse, est le signe révélateur que quelque chose est en train de poindre à l’horizon. Il s’avère évident que le changement de cycle, dû à l’épuisement et à l’anachronisme du paradigme politique hérité de la tradition des partis uniques, est devenu un impératif dans le jeu politique. La dimension populiste, qui sort parfois du registre de la persuasion et de la séduction, est certes visible dans l’agir politique de ces briseurs d’habitudes, mais elle est loin d’en être la marque de fabrique. Les signes annonciateurs des ruptures inévitables, au travers de ces nouvelles formes d’investissement politique, sont pleins de significations ; elles renseignent sur un changement de cap qui augure l’urgence programmatique pour des mutations en profondeur. L’engouement des jeunes, qui ont longtemps observé une distance symbolique à la politique, au courant des révoltes du mois de mars n’est pas le simple reflet de la passion juvénile ou l’expression d’une utopie fondatrice. Il est le réceptacle de sentiments de déception et de désespoir d’une jeunesse qui représente plus de 75% de la population du Sénégal, donc largement majoritaire dans la figuration démographique de la société sénégalaise. Au-delà de la personne de Sonko, c’est l’irruption affirmée de cette jeunesse dans le champ politique qu’il convient de questionner par le regard sociologique pour comprendre les enjeux du futur.

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La variable jeune à l’assaut de l’espace politique : l’impérativité des ruptures

Depuis 2012, le pouvoir a imprimé au champ politique la suprématie d’une majorité qui a construit sa gouvernance dans le sillage du recul démocratique et sous le registre de la violence symbolique. Cette marque de fabrique de la seconde alternance a produit une rupture dans les formes classiques de s’opposer au pouvoir. Il y a trois facteurs qui dénotent les ruptures constatées à ce niveau : prémices d’une radicalité dans la nouvelle opposition, déclin des partis classiques et nouvelle dynamique des rapports de force politique, avec la prépondérance avérée de la variable jeune. Voilà la prééminence de trois variables, empreintes d’un souffle novateur, porteuses de ruptures profondes en perspective. Dans ce nouveau contexte socio-politique du Sénégal, la radicalité dans les pratiques et dans les discours, avec l’irruption de jeunes activistes de la nouvelle société civile, semble constituer le facteur le plus déterminant. Elle révèle l’émergence dans le champ politique des « acteurs briseurs d’habitudes », décidés à modifier, pour les années à avenir, les règles du jeu politique. L’effarement de la seconde alternance, face à une défaillance systémique d’une gouvernance décriée, a beaucoup contribué à la naissance de nouvelles formes d’implication dans le champ politique, décrochées du positionnement idéologique partisan. Sous le registre de la radicalité, les jeunes sont portés à donner à l’investissement politique une fonction de légitimation pour en faire un puissant levier de mobilisation, de revendication pour la prise en charge de la question de l’emploi. Au demeurant, l’impérativité des programmes structurants, pour impulser une dynamique de création et d’autocréation d’emplois chez les jeunes, est devenue une préoccupation commune. Les jeunes en ont fait jusqu’ici la centralité dans leurs rapports conflictuels avec tous les régimes. Ils en ont aussi fait le référentiel d’allégeance à toutes les oppositions prometteuses à la veille de chaque élection.

Quelles sont les indices probants de ce que l’on peut considérer comme étant la déception et « la misère de position » chez les jeunes ? Une telle interrogation renseigne sur les contours imprévisibles et les dérives éventuelles dont sont porteuses les dynamiques politiques à l’œuvre dans notre pays.

La jeunesse entre déception et misère de position

La seconde alternance avait suscité un immense espoir, plus affirmé que celui ressenti avec l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000.  Le projet de refondation de la gouvernance, la relance économique et sociale, formulés à travers de slogans chocs, « la patrie avant le parti », « la gouvernance sobre et vertueuse », sont devenus, à l’image de toutes les promesses de campagne, des miroirs aux alouettes. La déception, née de l’escroquerie des promesses non tenues, est le facteur explicatif de la tempête surprise de mars dernier. Les dernières violences politiques bouillonnent de seuils franchis, de points de non-retour, du fait de l’ampleur et de la virulence des formes contestataires contre la situation de précarité endémique. Le durcissement de la vie quotidienne et l’absence d’utopies existentielles sont les deux déterminants qui ont imprimé une tonalité radicale à l’implication des jeunes dans le champ politique. Une connaissance des faits sociologiques, à l’image des bombes à retardements, relevant de la faillite des gouvernances, permet d’établir une corrélation entre l’implication en politique de la variable jeune et la posture radicale qu’elle adopte dans l’agir politique du moment. L’absence de réformes structurelles nécessaires pour faire face aux multiples défis de développement, liés à la détérioration généralisée du pouvoir d’achat, à l’accroissement des inégalités et à l’emploi des jeunes, est le réceptacle des toutes les sources de frustration qui présagent que d’autres « vagues » sont à craindre. Rien ne sera plus comme avant, au regard des signes annonciateurs des évènements de mars dernier. Chacun tisse sa toile, mais l’avenir est gros d’incertitudes.

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L’augmentation des flux médiatiques a fini par créer une société de réseaux qui a détruit l’hégémonie des médias d’État, au profit d’une presse privée critique, caisse de résonance de la contestation populaire. Cette presse a fini d’achever la prise de conscience de la jeunesse de sa situation de précarité, du drame existentiel né de ce que le sociologique Bourdieu appelle « la misère de position ». Celle-ci se traduit par le hiatus entre les aspirations de la jeunesse et l’absence de perspective à l’insertion du monde du travail. Ce drame existentiel, qui relève du futur des incertitudes, renseigne sur de probables déchirures sociales. L’autre facteur de radicalité est imputable à la perversion des élites politiques et leurs pratiques défiant toute moralité en politique. L’homme politique sénégalais est discrédité, aux yeux de l’opinion, il a perdu le rapport de confiance avec son peuple. La présence de transhumants, présumés coupables de détournement de deniers publics dans l’entourage du président Sall (on se rappelle des dossiers sous le coude), est révélatrice du délitement du bon sens et de l’éthique en politique. L’image de Ndoumbélane, le royaume de l’ingénierie de la roublardise et du « wax waxeet », attribuée à la pratique politique à la sénégalaise, est bruisssante de sens. La jeunesse est fondamentalement déçue de cette manière de faire de la politique, par la transhumance et par le reniement à la parole donnée. Il y a enfin le sentiment partagé d’une justice à deux vitesses, enchâssée dans les mailles de l’exécutif et au service des tenants du pouvoir. Eu égard à ces multiples déficiences, l’impératif de changement est devenu un facteur polarisateur de dynamiques contestataires aux conséquences imprévisibles. Cette jeunesse, qui n’a pas connu l’offre formative idéologique des partis classiques (en voie de dépérissement), et produite par une école fragilisée dans sa fabrique des valeurs morales et civiques, est alors prompte à recourir à la violence comme moyen d’action politique. D’où sa radicalité et sa brutalité langagière.

 Les scénarii de la catastrophe ou les brouillards de l’avenir

Du vécu quotidien aux décisions les plus pensées et conçues, selon une certaine rationalité, les stratégies d’acteurs comportent toujours une dimension d’imprévisibilité. Il en est de même des stratégies et des matrices d’action relevant de la pratique politique. Concernant la situation actuelle, le présent est gros d’incertitudes. L’analyse des stratégies des acteurs politiques, au regard des crises économiques, sociales et politiques du moment, nous permet de saisir la signification, en termes de tendances lourdes, « les bancs de brume » qui renseignent sur notre avenir socio-politique incertain. Un tel avenir présage des scénarios contrastés, préfigurant des ruptures imminentes, aux contours imprévisibles. La radicalisation des acteurs politiques de ces jours derniers, par rapport aux enjeux liés à la chronologie des trois rendez électoraux en perspective de 2024, est révélatrice de cette inquiétude.

Dans le camp du pouvoir, l’option est la mise en œuvre de la pratique cynique de l’action politique. Son agenda se dévoile, en dehors des préoccupations économiques, développementalistes, voire de survie pour le peuple sénégalais. Ce projet, aux contours idéologiques inavoués, s’inscrit dans la logique de la fragilisation de l’État, par la mise en place de mécanismes de conservation et de confiscation du pouvoir. Un tel projet a pour fonction de jouer un double effet : l’acceptabilité de la troisième candidature de Macky Sall ou, à défaut, imposer un troisième mandat au forceps, avec comme objectif un éventuel hold-up électoral en 2024. Il compte s’appuyer sur deux leviers : la manipulation à outrance de l’opinion publique et l’usage de la violence légitime des forces républicaines à des fins partisanes. Ce sinistre projet s’inscrit dans le même mode opératoire du parrainage lors des élections de 2019 : l’éviction de candidats de moindre envergure et l’élimination de ceux supposés potentiels par le canal du pouvoir judiciaire. Pour cette raison, il est évident que les stratégies du camp du pouvoir sont porteuses d’éventuelles conflictualités, de tensions politiques violentes en perspective. C’est dans ce cadre qu’on peut comprendre pourquoi les milices ont refait surface lors des évènements du mois mars dernier. Cette anomalie dans un État de droit est un des indices de de l’implosion de la nation et de l’État.

Cependant, ce que les partisans de Benno bok yakaar semblent oublier, c’est que les leviers du pouvoir politique réel ne sont pas toujours détenus, de manière absolue, par les forces au pouvoir, ils se font aussi écho par la résistance organisée des forces populaires. Le contexte économique, social et politique du Sénégal, informe sur une configuration des rapports de force politique en perspective qui inverse la tendance prééminente d’un pouvoir bourreau de ses opposants. La nouvelle configuration présage que les lignes ont bougé, donnant l’image d’un espace politique asymétrique qui nous situe dans l’approche relationnelle du pouvoir. Celle-ci conçoit le pouvoir, non comme un attribut, mais comme une dynamique relationnelle, avec d’incessantes modifications des rapports de force, provenant des acteurs qui s’affrontent pour modifier, chacun à sa faveur, ces rapports sur le terrain et selon les opportunités du moment. Cette topique du renouvellement de l’analyse politique, inspirée du philosophe Michel Foucault, met en évidence le principe relationnel du pouvoir dans la dynamique des rapports de force qui se construisent et se déconstruisent dans des zones d’incertitudes, au gré des situations.

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Dans le camp de l’opposition, les logiques en jeu présagent des dynamiques d’alliance. Certes, les effets sociaux et politiques des évènements passés inscrivent les rapports de force politique, dans la perspective de la réunification des forces de l’opposition, avec comme centralité l’instinct de survie. Dans ce cas de figure, on assiste à ce que j’appelle une ontologisation des alliances politiques, reproductrice du fameux slogan de ralliement « na dème » (Qu’il parte) qui avait fédéré, au lendemain du mouvement du 23 juin 2011, les forces de l’opposition et de la société civile contre le projet prométhéen du pape du sopi. Ce scénario n’augure pas des ruptures souhaitées, il n’est pas porteur de l’idéal alternatif qui s’impose comme l’urgence du moment, selon les théoriciens hors système. Ce qui révèle que l’opposition n’a pas jusqu’ici une offre programmatique cohérente, structurée autour d’un projet de gouvernance, pour la refondation du legs postcolonial.

Pour être précis, il relève de l’évidence que le paysage politique sénégalais est frappé par une bipolarisation de forces radicales dont les postures augurent des affrontements prévisibles, en dehors des principes de régulation et de transparence du jeu démocratique. Cette fois-ci, on attend de la justice qu’elle assume pleinement ses responsabilités historiques, dans le cadre de la neutralité juridique, en montrant aux uns et aux autres que le pouvoir appartient au peuple. La paix a un prix, il s’agit se donner comme exigence le respect du droit et de la liberté des autres. Que personne ne s’aventure à vouloir franchir le Rubicon pour des ambitions partisanes, au détriment de la stabilité du pays. Cette exigence interpelle les intellectuels que nous sommes à être dans le temps de la radicalité du discours par l’adoption de la posture critique, au nom de l’intérêt de ce peuple qui nous a tout donné. Aux jeuneurs intellectuels, disciples du prophète (PSL), je rappelle le hadith qui postule : « l’amour de sa patrie est  gage de foi ».

Amadou Sarr Diop est sociologue, directeur du laboratoire Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur l’Education et les Savoirs (GIRES) Université Cheikh Anta Diop

asarrdiop@yahoo.fr







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