Korité 2021. En famille, les conversations s’égrènent entre deux mets festifs. Cette année, le Ramadan fut pénible pour les organismes, sûrement davantage affectés par les effets du Covid-19, les privations, le stress de la distanciation encore de mise, les pertes d’amis et de proches essuyées et les peurs diverses issues du quotidien.
On ne se voit plus autant qu’avant du fait des aléas de la vie professionnelle, des responsabilités des uns et des autres et surtout de la nécessité de se distancer pour préserver nos vies face à un virus qui rôde. Les conversations voyagent entre la politique, les affaires, le sport et la situation internationale. Nous nous indignons du sort des Palestiniens qui meurent sous les bombes d’un gouvernement d’extrême-droite israélien sans que cela ne choque la bien mal nommée «communauté internationale». Nous nous amusons de la nouvelle lubie sur l’emploi et l’entrepreneuriat qui s’est saisie du pays à la suite des émeutes de mars. Comme si notre pays ne vivait pas une crise de l’emploi de manière structurelle depuis six décennies. Nos échanges butent sur les politiciens de l’opposition qui s’en prennent à la majorité sur la sempiternelle question du fichier électoral. Désaccords et tons qui haussent. Parmi nous, certains pensent que la Présidentielle de 2019 a été truquée.
D’ailleurs, tel activiste l’a dit. Les lobbies maçonniques, les illuminati, entre autres obscurs groupes, ont financé tel candidat. Des preuves ? Des vidéos sur WhatsApp ou des compilations de propos de «complotistes» à la mode sur YouTube… En fin de journée, les repas ont calmé nos divergences et réuni tout ce beau monde devant la solennité du jour, de ses symboles comme la famille, l’amitié, l’amour, les valeurs de partage, de solidarité et de don de soi. Les conversations deviennent plus sereines, plus dépouillées et ainsi plus tristes. Nous revenons à notre condition d’homme devant l’immensité et l’imprévisibilité du destin, et devant les tragédies des nôtres qui survivent dans un pays où, en 2021, se soigner et s’éduquer relève du luxe. Il n’a jamais été autant évoqué l’émergence ou les positions dans divers classements honorables. Pendant ce temps, la réalité est toute autre.
Les Sénégalais souffrent, et les images de nos frères et sœurs qui partent à l’assaut de l’océan et du désert le montrent. Des millions de Sénégalais vivent dans le dénuement le plus absolu sans aucun espoir. Le pays n’en offre suffisamment pas. Les membres de la majorité au pouvoir voient le Sénégal comme un havre de paix et de douceur grâce à leur leader qu’ils considèrent comme infaillible et doué de tous les pouvoirs possibles. L’opposition, elle, en reste à ses fondamentaux : le fichier électoral et la transparence des scrutins. Nos discussions de ce jour de fête tournent vite à la litanie de mauvaises nouvelles qui rappellent le drame de millions de nos compatriotes partout sur le territoire national et dans toutes les composantes socio-professionnelles.
L’oncle X est malade. Il souffrirait d’un cancer de la prostate, il lui faudrait 600 mille francs pour se faire soigner. Il est retraité et aucun de ses enfants ne travaille. Non, finalement il souffre d’insuffisance rénale… Bref, on ne sait pas ce qu’il a. Des millions de gens ne sont pas diagnostiqués dans notre pays. Ils souffrent, endurent, attendent la délivrance du Ciel et partent. Un cousin a une maladie psychiatrique. Des guérisseurs du village ont promis de le soigner… Un ami de la famille, à la retraite, est menacé d’expulsion de son domicile pour des mois d’arriérés de loyer. Un autre vit dans un squat, car le maçon censé finir sa maison l’a escroqué.
Impossible de mettre la main sur lui. Ces gens, les nôtres, en plus de ne pouvoir ni se soigner ni offrir à leurs enfants une école de qualité, ne font pas confiance à la police, encore moins à la justice. Cela illustre la faillite du service public de qualité qui crée des citoyens de seconde zone dans une République censée sacraliser l’égalité. Au fur et à mesure que nous parlons, le spectre se dessine, et il est difficile. Maladies, misère, chômage, retraite ridicule, famille détruite, dignité enlevée. Voilà des drames ordinaires qui étouffent des millions de Sénégalais.
Comme toujours, nos fêtes commencent en sourires et se terminent ainsi, en larmes, devant la souffrance des nôtres qui semble s’accentuer d’année en année. Il y a des Sénégalais à qui toute leur vie la République refusera la moindre once de bonheur et de vie apaisée, qui sont des droits fondamentaux de l’Homme. C’est pour eux que je continue à écrire, à croire en la nécessité du combat, du réarmement moral et idéologique pour documenter la vie des citoyens ordinaires.
Ecrire, pour moi, c’est maintenir cette rage de témoigner devant les puissants qui décident, pour les forcer à regarder sans filtre le Peuple martyrisé qu’ils dirigent et dont ils doivent défendre la dignité et la décence.