Il n’est pas sans doute inutile de rappeler, comme le dit Paul Valéry, que «la liberté, c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’ils ne parlent». S’il en est ainsi, et je pense qu’il en est ainsi, c’est parce que la liberté est un concept qui fascine, subjugue et fait recette.
Le pauvre, le riche, le religieux, l’athée, bref tout être humain réclame sa liberté, simplement parce qu’il ne peut pas être sans être libre. Ou plus exactement, l’humain n’est vraiment humain qu’à condition qu’il soit libre, libre de penser, libre de s’exprimer, libre de circuler et libre de choisir son avenir. Les considérations qui précèdent soulignent que la notion de liberté s’oppose à l’esclavage, à la servitude et à tout acte ou toute parole qui attentent à l’intégrité physique et morale de l’individu.
C’est en cela que le mot liberté (du latin liber, «celui qui n’est pas esclave») semble d’abord se définir par opposition à l’idée de «contrainte» et de «servitude». Et je ne prétends pas qu’il soit possible de vivre la liberté telle que l’exprime son sens étymologique, du seul fait qu’elle laisse entendre ceci : faire tout ce que l’on veut, quand on le veut et où on le veut. Une telle liberté ferait face aux libertés. Et ce face-àface occasionnera un conflit permanent, un état de guerre de tous contre tous (Hobbes). Une fois que l’on a dit cela qui répond à la fois à un ordre définitionnel et humain, pris ici au sens générique du terme, l’on peut se demander si la liberté, en tant que donnée caractérisant l’homme, est une illusion sous nos cieux. Pour le dire autrement, on en est où avec la question de la liberté humaine au Sénégal ?
Si ces questions se posent, c’est parce qu’elles s’imposent, surtout dans un Sénégal où la question de l’homosexualité est devenue aporétique, donc irrésolue. Mieux, elle suscite un débat sans cesse rebondissant sur fond d’une menace, d’une violence envers une minorité d’individus vivant au Sénégal et appartenant à la communauté sénégalaise. Notre intention, on peut l’énoncer dès le départ, n’est pas de faire l’apologie de l’homosexualité, encore moins de rejeter la thèse admise par la majorité des Sénégalais, qui est celle de refuser la légalisation de celle-ci. Il s’agit, pour notre part, de nous demander s’il faut réprimander, condamner avec violence et lancer une fatwa contre des homosexuels.
On ne cessera de le dire, nos valeurs culturelles et religieuses ne sont pas compatibles avec une telle pratique. Pour cette raison, la promotion de l’homosexualité est formellement interdite au Sénégal. Il n’est toléré à aucun Sénégalais de pratiquer l’homosexualité, estime-t-on, parce qu’elle souillera notre pays et détournera les jeunes vers la débauche. Mais ce qui est en jeu ici, c’est qu’en condamnant l’homosexualité, on condamne la liberté, ou du moins des libertés. N’est-ce pas que la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas aux autres ? Ne sommes-nous pas en train de refuser la liberté aux autres, et ceci au nom de notre liberté ? Tout porte à le croire, d’autant plus qu’évoquer l’homosexualité ou la prononcer est signe de transgression de nos valeurs culturelles et religieuses.
Certainement, celles-ci sont parvenues à leur aboutissement, à leur plus haut degré de perfection. Il n’est pas inutile de rappeler ici que nous ne sommes pas prisonniers de nos valeurs, nous en sommes plutôt les acteurs. Or se perdre dans ses valeurs, c’est s’aliéner, s’oublier ou plus précisément se dégrader, voire désintégrer sa personne. Levons une contradiction tout de suite : on ne peut pas, au nom de valeurs humaines, condamner des humains.
Toute valeur est certes relative, elle correspond de ce fait aux réalités culturelles d’un pays, d’une communauté et d’une société, mais elle ne peut être dirigée contre un être humain. L’emploi du terme être humain, à la place de l’homosexuel, recouvre ici un sens fondamental, car ce que l’on ne peut enlever chez l’homme, c’est son appartenance à l’humanité : ce éidos, dont parle Husserl, une fois que l’on aura procédé à une réduction eidétique, dépouillé l’être de tout ce qui en lui ne l’empêcherait pas d’être humain, c’est-à-dire son nom, sa religion, sa culture, son identité etc. De cette dernière remarque s’ensuit nécessairement qu’on ne saurait sortir hors de notre humanité une personne quelle qu’elle soit. Condamnons tout ce qui est contraire à notre humanité : racisme, xénophobie, esclavage, génocide, violence, barbarie…
De tout cela, il est nécessaire de prendre pleinement conscience que ce n’est pas par la violence ou par le mépris que nous arriverons à dépasser le débat sur l’homosexualité, parce qu’il y a des Sénégalais, de vrais Sénégalais qui la vivent et la pratiquent. De ce fait, notre posture ne devrait pas être de les bannir, parce que ce faisant, nous bannissons une partie de nous-mêmes. Or une telle démarche ne me paraît pas être pertinente. L’on devrait poser les bonnes questions, avoir une bonne démarche, si l’on ne veut pas sacrifier le peu qui nous reste de la liberté. Le Sénégal ne doit pas être un tombeau des libertés. On doit réguler, organiser et introduire de la cohérence dans tout ce qui semble bousculer nos valeurs culturelles et religieuses.
Dire non à l’homosexualité ne doit pas signifier dire non à l’humanité des autres, parce que personne n’aimerait qu’on lui ôte la sienne. On peut conclure par ces mots : ce n’est pas aujourd’hui que la question de l’homosexualité sera définitivement résolue au Sénégal, simplement elle est une question de liberté, et comme telle, on l’avait dit au départ en évoquant Paul Valéry, elle est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens, qui chantent plus qu’il ne parle. Bien vrai que le rêve secret de tout Sénégalais est de mettre fin à ce débat, sous l’impulsion sans doute d’un instinct de mort (je pastiche G. Gusdorf), mais soyons-en conscients, nous ne sommes pas encore parvenus à son épilogue.
Oumar MBOUP
Professeur de Philosophie au lycée scientifique d’excellence de Diourbel