L’Apr est pour moi un mystère. Le parti dont le candidat a remporté la Présidentielle de 2012 est arrivé au pouvoir après seulement quatre ans de conquête, là où il a fallu au Pds, sa maison-mère, vingt-six années d’âpres luttes.
Cette prise rapide du pouvoir explique peut-être le peu d’intérêt pour le travail intellectuel dans cette formation politique où l’on pense si peu. Dans une démocratie, le parti majoritaire, surtout dans une configuration dans laquelle il écrase toutes les institutions, devient une force intellectuelle centrifuge dont les idées s’imposent dans le temps politique et essaiment chez les alliés et les opposants. L’Apr a du mal à asseoir une domination intellectuelle et à remporter la bataille culturelle au sens gramscien, car le parti se veut un outil de conquête électorale, mais nullement un lieu d’expérimentation et de propulsion d’idées au service du progrès démocratique. Ainsi, aucune idée majeure issue de ses rangs n’imprime la cadence de la vie politico-intellectuelle nationale.
En comparaison, le Parti socialiste au pouvoir avait une conscience du pouvoir des idées dans la pratique de l’action publique. Il formait des militants à travers l’Ecole du parti et produisait des intellectuels organiques comme Abdou Anta Kâ, Bara Diouf, Abdoulaye Elimane Kane ou encore Babacar Sine, théoricien du «compromis historique». Arrivé au pouvoir par l’article 35, Abdou Diouf a obtenu une double légitimité ; électorale en 1983 et intellectuelle par la création en 1984 du Groupe d’études et de recherches, censé redonner au parti une nouvelle armature intellectuelle.
L’historien Mamadou Diouf rappelle que le Club Nation et développement ainsi que le Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste ont constitué un outillage intellectuel pour soutenir l’action politique du Ps. Après mai 68, l’Ups a décidé de réfléchir afin d’identifier les ressorts de la crise sociale et politique qui a secoué le régime et la Nation et d’imaginer des solutions. Joseph Mathiam, dans le texte introductif au manifeste du Club Nation et développement, le précise : «L’intérêt d’une crise, c’est d’exciter l’intelligence et l’imagination pour la recherche des solutions.» Autres temps, autres mœurs. Après la crise de mars 2021, l’Apr a organisé des meetings, ralliant des milliers de gens pour vanter les mérites de son chef qui, je présume, attendait beaucoup plus des idées que des flatteries de courtisans dont la plus grande caractéristique est de haïr la pensée.
Que pense l’Apr de la crise de la démocratie ? Quelles sont ses réponses de fond au sujet de la défiance vis-à-vis des institutions, du discours souverainiste, du fascisme sénégalais rampant, de la révolution technologique, du franc Cfa, de la Zleca, du changement climatique, du terrorisme dans le Sahel ? Que dit-elle des grandes questions internationales ? Comment perçoit-elle le Sénégal dans cinquante, cent ans ? Le parti me semble incapable de penser les crises protéiformes qui nous assaillent et qui vont être au cœur des débats dans les décennies à venir. Je ne perçois pas dans ce parti un projet, des outils et une volonté qui semblent accréditer l’idée d’un travail sérieux sur les mœurs politiques et sociales de notre époque et sur l’appréhension du temps long propre au politique. Un parti au pouvoir a la responsabilité de la gestion publique, il a aussi à être un outil porteur d’innovations démocratiques issues de son corpus intellectuel. De Gaulle disait : «La véritable école du commandement est la culture générale.» C’est par les idées que les marqueurs se déterminent afin de fabriquer des identités politiques qui s’opposent, donnent à la démocratie une substance et élèvent la conscience politique nationale
Abdoul Aziz Diop, négligé et trop peu mis en avant, a une œuvre qui le propulse au rang d’intellectuel organique par essence de ce parti. A côté, ils sont bien peu nombreux à penser, pour un parti qui domine depuis une décennie la vie politique.
La désacralisation des idées, symptôme de l’anti-politique, englue un parti dans la gestion de choses du quotidien, qui mêle activisme électoraliste, propagande et calculs politiciens. L’abandon de la pensée ne peut qu’aboutir à une dépolitisation du politique qui devient non plus un espace d’affrontement d’idées, mais un spectacle de faible consistance. La victoire électorale est insignifiante si elle ne propulse pas une hégémonie culturelle qui dépasse les mandats et s’insère pour le long terme dans le corps social afin de transformer les imaginaires et d’inciter une montée en humanité des citoyens.
L’Apr remporte toutes les élections depuis mars 2012. Mais le parti sera, je le crains, effacé de notre mémoire politique nationale une fois son hégémonie électorale achevée.