Lundi 19 avril 2021. Le maréchal Idriss Déby Itno, président de la République du Tchad, depuis 1990, meurt au front. Il combattait avec son armée les rebelles du Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT). Le mouvement rebelle menaçait de faire tomber son régime. Triste destin pour un président salué par certains de ses compatriotes comme le père du Tchad moderne qu’il a construit dans un contexte difficile ! Quelques mois plus tard, soit le 24 août, l’ex-président Hissène Habré, condamné à la perpétuité pour crimes contre l’humanité décède, de COVID-19 à Dakar, au Sénégal. Il y résidait depuis 1990, année de l’effondrement de son régime. 2021 est une année horrible pour le Tchad qui a enterré deux grands chefs d’Etat. Les présidents Déby et Habré laissent derrière eux un pays à pacifier et des citoyens à réconcilier. À N’Djamena, la capitale, les nouveaux dirigeants politiques caressent l’idée d’organiser un dialogue national inclusif pour rapprocher tous les Tchadiens. L’idée est saluée par quasiment tous les acteurs politiques et par la société civile. Cependant, certains mouvements politico-militaires conditionnent leur participation à ce dialogue.
Le préalable fixé par l’Union des forces pour la démocratie et le développement (UFDD) est la réhabilitation de Hissène Habré. Ce mouvement rebelle exige le rapatriement de la dépouille de l’ex-président pour y être inhumée au Tchad. Faire de cette réhabilitation une condition à la participation au dialogue national, c’est mépriser les familles des victimes d’un régime autoritaire – celui de Habré qui a duré de 1982 à 1990 -, répond une partie de Tchadiens. Pour sa part, le FACT pose comme condition à sa participation au dialogue national, l’amnistie de tous les acteurs politico-militaires. Chaque mouvement sociopolitique conditionne sa participation à ce grand rendez-vous inclusif. Le pays de Toumaï se trouve à un tournant majeur. S’il réussit le pari de la réconciliation nationale, alors l’après Déby et Habré est prometteur. Au contraire, s’il échoue en restant prisonnier de son passé, alors la cohésion sociale sera mise en péril pour longtemps. Or, le dialogue est fondamental dans la vie d’une nation qui a régulièrement vécu des moments tumultueux.
Au nom de la paix sociale et de la réconciliation nationale, le pardon et la promesse sont deux facultés qui peuvent être pertinentes pour le Tchad. Mises en orbite, elles peuvent permettre au peuple tchadien de prendre un nouveau départ. Car, dans leur majorité, les Tchadiens sont animés par le même désir : celui du « commun vouloir de vie commune » dans leur patrie.
Selon la philosophe Hannah Arendt le pardon n’est pas seulement l’apanage de Dieu. Il est aussi celui des hommes (H.A, Condition de l’homme moderne, 1958). À l’opposé de la vengeance qui enchaîne les hommes, le pardon libère l’individu, crée du neuf et rend libre. Si nous n’étions pas pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons commis, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever, argumente la philosophe allemande d’origine juive. Par le pardon, les hommes continuent à vivre ensemble. Ils restent des sujets libres d’action. Ce faisant, ils sont prêts à prendre un nouveau départ dans leur vie commune. C’est en se déliant mutuellement de ce qu’ils ont fait que les hommes peuvent rester de libres agents. Et c’est parce qu’ils sont toujours disposés à changer d’avis et à prendre un nouveau départ que l’on peut leur confier le grand pouvoir d’innover.
Ainsi, suivant la réflexion de H. Arendt, le pardon s’oppose littéralement à la vengeance qui est une réaction naturelle à la faute commise, c’est-à-dire à la transgression. Ceci dit, le pardon oriente les hommes à aller à la rencontre de leurs frères et sœurs, car enfermés en eux-mêmes, ils ne peuvent se pardonner le moindre manquement. Arendt nous apprend également que le pardon ne peut être complet sans la promesse. Aucun d’entre les hommes ne pouvant garantir les conséquences de son agir, nul ne pouvant savoir ce qu’il deviendra demain, il faut se lier par des promesses pour garantir le vivre-ensemble. Dès lors, la promesse apparaît comme le moyen approprié pour sauvegarder l’entente et la cohésion au sein d’une communauté éprouvée par les conflits. Au demeurant, le pardon sert à avouer les actes du passé – une faute avouée n’est-elle pas à moitié pardonnée – ? Quant à la promesse, elle suggère aux parties en conflit de se lier par des engagements, en promettant de ne jamais commettre les mêmes actes. Ce faisant, ils maintiennent les relations dans la confiance mutuelle, tout en restant vigilants, afin de prévenir d’éventuelles violences aveugles. En somme, à travers le pardon et la promesse, ce qui est recherché, c’est la culture du dialogue permanent pour un meilleur vivre-ensemble dans la cité.
Cette reprise des idées développées par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne nous permet d’approfondir le propos sur le sujet qui nous mobilise : le dialogue national inclusif au Tchad qui, avant même de voir le jour, butte sur des conditions préalables affichées par certains acteurs politiques. De l’aveu général d’observateurs de la société tchadienne, c’est un impératif que les fils et filles du Tchad abordent, avec sérénité, la question de la réconciliation nationale. Car, après la tragique disparition du maréchal Déby Itno, la méthode de la mise en place du Comité Militaire de Transition (CMT) n’a pas fait l’unanimité parmi les Tchadiens. Conscientes du malaise qui règne dans le pays, les autorités de la transition ont eu l’idée d’initier un grand rendez-vous de discussion. C’est à la fois pour apaiser les cœurs des fils et filles du Tchad mais aussi pour discuter de la l’avenir du pays. Un ancien chef de l’État, Goukouni Oueddeye (77 ans), président de la république du Tchad de 1979 à 1982 est chargé de diriger les travaux du dialogue national. C’est l’un des plus grands rendez-vous des Tchadiens sous ce format, après notamment la Conférence nationale souveraine de 1993.
Dans son traité philosophico-politique, Hannah Arendt que nous avons déjà citée écrit que le pardon et la promesse sont rendus possibles par le miracle de la naissance, l’arrivée perpétuelle d’hommes nouveaux. Des observateurs de la vie politique tchadienne estiment que la classe politique a besoin d’être renouvelée et rajeunie. De nouvelles figues politiques doivent émerger. C’est, en effet, une idée à soutenir. Car la naissance marque la venue d’hommes nouveaux sur qui on peut compter. Certainement ils seront porteurs d’espoir. A N’Djamena, les jeunes souhaitent vivement que surgissent ces hommes et femmes politiques aux idées neuves et claires. Les jeunes attendent d’eux qu’ils innovent, qu’ils entreprennent du neuf, pour leur redonner de l’espoir, eux qui sont souvent utilisés par des acteurs politiques à des fins d’intérêts personnels et égoïstes.
Peut-on faire passer le pardon avant la justice ? Et peut-on pardonner à la place des victimes, notamment les morts des régimes politiques autoritaires ? Epineuses questions de tous les temps ! Comment les Tchadiens vont-ils tenter de répondre à ces questions et à bien d’autres ? « Il y a une marée dans les affaires des hommes, prises dans son flux elle porte au succès. Mais si l’on manque sa chance, le grand voyage de la vie s’échoue misérablement sur le sable. Or aujourd’hui, nous sommes à marée haute. Prenons le flot tant qu’il est favorable ou tout ce que l’on a risqué sera perdu ». Ces mots attribués à Jules César veulent tout simplement dire : c’est maintenant ou jamais ! Pour le Tchad il semble que c’est le temps favorable. Les Tchadiens ont rendez-vous avec leur destin commun. Un échec du dialogue national inclusif n’est pas souhaitable.
Pierre Boubane,
à N’Djamena (Tchad)