Site icon Senexalaat

Au Senegal, La Survivance Anachronique Des «villages De Lepreux»

Au Senegal, La Survivance Anachronique Des «villages De Lepreux»

Malgré le peu de cas de lèpre, neuf sites d’isolement et de «reclassement social» perdurent, avec leur lot de discriminations.

Dans la cour de sa maison de Touba Peykouk, à 80 km de Dakar, Cheikh Fall partage un plat de thiéboudiène avec ses enfants et petits-enfants, tous en bonne santé. L’homme de 81 ans, qui a été amputé de plusieurs phalanges aux mains et aux pieds, raconte comment il est arrivé en 1962 dans ce village dit de «reclassement social» après avoir contracté la lèpre et avoir été chassé de chez lui. «J’ai pris un traitement pendant cinq ans avant d’être déclaré guéri, puis j’ai reçu une parcelle ici et je me suis marié avec une femme qui, elle aussi, avait eu la lèpre », se rappelle-t-il, soulagé à l’époque de pouvoir recommencer sa vie. « Nous avons beaucoup souffert de la stigmatisation par nos proches parents. Avant, je me cachais la journée en brousse et je ne sortais que le soir, car aucun médicament ne soignait la lèpre. Maintenant, beaucoup de Sénégalais savent que nous pouvons guérir rapidement», se réjouit-il.

Le Sénégal compte neuf «villages de reclassement social» comme Touba Peykouk, créés pendant la colonisation puis régis par la loi 76-03 datant de 1976 afin d’isoler les lépreux du reste de la société et de bloquer la chaîne de transmission de la maladie. Un statut qui existe toujours même si la lèpre n’est plus un problème de santé publique depuis 1995. Elle est même considérée comme éradiquée depuis 2015, alors que moins d’un cas pour 40 000 habitants est désormais recensé. Le ministère de la santé vient d’annoncer que 191 cas de lèpre ont été comptabilisés en 2020 sur une population de 17 millions d’habitants.

«SUPPRESSION DEFINITIVE»

«Les cas recensés viennent de tout le territoire sénégalais, et seulement quelques-uns sont issus des villages de reclassement social», remarque le docteur Louis Hyacinthe Zoubi, coordonnateur du Programme national d’élimination de la lèpre au ministère de la santé (PNEL). Face à ce constat, le président sénégalais Macky Sall avait demandé le 3 février au ministère d’engager «le processus d’abrogation avant la fin du mois de mars 2021 du cadre juridique relatif aux villages de reclassement social en vue de la suppression définitive de leur statut spécial». Mais, depuis, rien n’a bougé, constate Papa Mamadou Diagne, président de l’Association sénégalaise de lutte contre la lèpre et les maladies tropicales négligées (ASCLMTN). Le maintien de ces villages n’est pourtant pas la solution pour venir à bout de la maladie, souligne-t-il. Le spécialiste préconise plutôt un meilleur accès aux soins décentralisés, alors que le centre de référence de traitement de la lèpre manque de lits à Dakar. «La maladie est sous contrôle, cette loi 76-03 va à l’encontre de la convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées signée par le Sénégal, plaide-t-il. Elle est obsolète et doit être abrogée car ces villages n’existent pas administrativement.» Les habitants ne peuvent pas prétendre à certains investissements de l’Etat, explique le militant. Il prend pour exemple le cas d’un habitant empêché d’accéder à des semences distribuées aux agriculteurs par le gouvernement : son village ne faisant pas partie de la cartographie administrative du Sénégal, il ne pouvait figurer sur la liste des bénéficiaires.

 «INJUSTE»

«Nous avons été isolés du pays, c’est injuste», dénonce Abdoulaye Mar, chef de quartier à Touba Peykouk. «Nous en avons marre, nous voulons notre liberté et avoir le même statut et les mêmes droits que tous les autres villages», s’insurge cet homme 71 ans qui réclame une réelle abrogation de la loi. D’autant qu’à Touba Peykouk, seules 189 personnes sur 3 000 habitants ont été handicapées par la lèpre mais sont désormais guéries. Le processus est en cours de route, affirme le docteur Zoubi du PNEL. Tous les deux ans, le médecin dirige une étude de recensement dans les neuf villages de reclassement social pour surveiller la transmission de la maladie et prouver qu’ils ne sont plus des foyers de lèpre. Une équipe médicale passe alors au peigne fin chaque maison. Après avoir été pesés, les adultes comme les enfants sont auscultés par le docteur Fatou Diop, une dermatologue. «L’examen de la peau permet de déceler de potentielles tâches hypochromiques insensibles, c’est-à-dire plus claires que la peau où la sensibilité est diminuée. Si j’en trouve, j’envoie un prélèvement à un laboratoire pour déterminer la présence ou non du bacille de la lèpre», explique la spécialiste. En 2021, trois villages ont pour l’instant été recensés et seulement une suspicion de cas de lèpre a été détectée, qui s’est révélée négative après biopsie. Les résultats de cette étude seront joints au dossier qui sera présenté à l’Assemblée nationale pour abroger la loi, ajoute le docteur Zoubi.

THÉA OLLIVIER

(TOUBA PEYKOUK, SÉNÉGAL, ENVOYÉE SPÉCIALE) (LEMONDE.FR/AFRIQUE)







Quitter la version mobile