Pour comprendre « 63 », il faut remonter à loin. Peut-être même aux années 40. Une jeune élite sénégalaise, portée par les bourses Lamine Gueye, a alors pris rendez-vous avec la destinée du pays. Après un détour en France, nourris de formations et de compagnonnage, ils rentrent au bercail avec une belle charpente intellectuelle et idéologique. Dans le lot, Amadou-Mahtar Mbow, Abdoulaye Ly, Fadilou Diop, entre autres. Amis, intellectuels, frères à bien des égards, à l’avant-garde des combats de libération, entre eux se noue vite une conscience de groupe, bâtie par une énergie commune. Lors de leur retour au pays, première halte : l’incontournable BDS (Bloc démocratique sénégalais) de Senghor. Force centripète en plein épanouissement. Mais très vite, les jeunes font bande à part, mus par d’autres aspirations plus vives et plus offensives. Ils avaient déjà mis sur pied, en France, le Garep…, Groupement Africain de Recherches Economiques et Politiques. Le mouvement est d’obédience marxiste, et il agrège d’autres étoiles montantes, comme Assane Seck ou encore James Benoit.
Le référendum de 58, la faille originelle
Premier moment de friction avec Senghor, l’homme fort de l’UPS : le référendum de 58, initié par De Gaulle. Evènement fondateur. L’exemple guinéen de Sékou Touré, son refus, et son magnétisme continental, aiguisent les appétits. D’autant plus qu’en période de galère, le jeune syndicaliste avait eu pour avocat un certain Fadilou Diop. Son parcours résonne ainsi d’autant plus au sein du Garep. Et à la sortie de ce référendum, la jeune bande veut l’indépendance. C’est ainsi que sous la houlette de l’énergique Abdoulaye Ly, naît le PRA-S (Parti du regroupement africain-Sénégal) à la suite de la scission d’avec l’UPS (Union progressiste sénégalaise) qui prend la suite du BDS. Abdoulaye Gueye Cabri en est aussi l’un des membres fondateurs. Une année plutôt, le PAI (Parti africain de l’indépendance) voyait le jour. Deux entités qui joueront les premiers rôles sur la scène politique sénégalaise, la première plus encline à temporiser avec le pouvoir, la seconde plus radicale dans la clandestinité.
L’année 58 est rude, Senghor et Dia cadenassent l’arène, et draguent les barons religieux. Séquence importante qui déconstruit le mythe de la résistance des leaders religieux dans la colonisation. Elle annonce aussi une forme d’alliance du temporel et du religieux, dont le Sénégal se gargarise, pour le meilleur et le pire. C’est ainsi que Senghor, contre la volonté d’une élite souverainiste, gagne et exauce De Gaulle. Le PRA-S calme le jeu et consent à pactiser avec les gagnants, mais ne raccroche pas les gants.
La fraude électorale, une tradition sénégalaise ?
Autre tournant, les élections municipales de 60. Ces élections ouvrent une séquence politique mouvementée, et la traque de la clandestinité du PAI atteint des sommets. Exemple parmi tant d’autres, symbolique de cette tension croissance, à Saint-Louis, le pouvoir est convaincu de fraude aux élections, ce qui conduit à l’arrestation de Majhemout Diop du PAI. A la tête du pouvoir répressif, les rôles sont bien répartis : à Senghor la diplomatie de la stature, et à Mamadou Dia la basse besogne. D’autant plus que « Maodo » s’y plaît. L’image rigide qu’il traine n’est pas une légende, il la cultive et l’entretient. C’est une carte à jouer, qu’il endosse à une rigueur d’ascète. Il est froid et impitoyable. Il envoie sans ménagement les militants du PAI en prison, conduit la répression, en parfaite synergie avec Senghor. Il a l’idée de la prison de Kédougou, pour casser les ailes du PAI, avec ses désirs de révolutions et d’insurrection dans le Sénégal oriental. Ironie du sort, c’est dans sa « demeure » carcérale qu’il sera renvoyé, quand le vent de la fortune et de la romance avec Senghor aura tourné.
Ces différents évènements raidissent le pays. Les grèves s’enchainent. Partout, la grogne monte. La dissidence intellectuelle est bâillonnée et le marxisme étend son emprise intellectuelle. Dans la capitale en proie à des tensions, à des traques, des larcins, intimidations physiques et autres violences contre les politiques, surtout ceux dans l’opposition, l’ambiance est électrique. C’est dans ce climat qu’arrivent les élections de 63, en décembre. Le passif est lourd d’autant qu’en 62, le couple Dia/Senghor divorce dans la violence. Le jour des élections, la fraude est massive. Senghor passe, mais la rue gronde. L’état de grâce du président nouvellement élu ne dure pas, et des allées du centenaire, on scande « le palais, le palais ». La foule est compacte et décidée. Elle est jeune. Et les militants du PAI comme du PRA-S, investissent les cortèges. Le pouvoir accuse l’opposition d’avoir des velléités de violences physiques, de disposer d’armes. La réponse est tragique. Bain de sang. Plus d’une quarantaine de morts, bilan longtemps sous-évalué, et des centaines de blessés. Le climat de terreur prend une nouvelle dimension. L’émoi est général, et même les soutiens français du pouvoir déplorent la tragédie. La traque des responsables désignés commence sur le champ, et c’est ainsi que Dia subit le même traitement qu’il avait infligé aux acteurs de l’opposition, notamment ceux du PAI. Du côté de l’opposition, c’est un coup de filet gigantesque. Tous ceux qui ont chahuté le pouvoir y passent. Abdoulaye Ly est mis aux arrêts et incarcéré, Fadilou Diop passe brièvement par la case prison. Mais la séquence soude encore plus le PRA-S mais révèle nature des dissensions internes.
Le début d’une tempête de plusieurs années
62 et 63 à leur manière installent dans le pays pré-insurrectionnel, marqué par la peur diffuse mais bien réelle face à l’inquisition du pouvoir, l’inclination de ce dernier à enfermer ses adversaires sans ménagement et selon ses préoccupations du moment. C’est l’avènement très précoce d’une justice aux ordres des gouvernants. Une réalité politique qui ne cessera de se reproduire et de s’amplifier sous les différentes mandatures. D’autant plus qu’après 63, les déchirements de la jeune élite politique d’alors iront croissants, avec des réconciliations en chemin, des trêves, mais aussi des conflits jusqu’à la déflagration de 68, qui elle marquera nettement une rupture dans le continuum politique. Ce contre-récit entache l’image de stabilité la démocratie sénégalaise autant qu’il la renforce…
A suivre, prochaine entrée : les événements de 68