« Maître Fadilou Diop, à l’orée des années 70, est donc un illustre avocat, que sa réputation précède. Sur le front anticolonial comme dans le champ politique national, il a accompagné la dynamique des indépendances, plaidé pour les hommes politiques, injustement embastillés. Vu ce pedigree, on était en droit d’attendre, après les indépendances, et son retrait de la vie politique, une vie professionnelle plus stable, plus consensuelle, sans soubresauts majeurs. Une avocature plus tranquille en somme. C’est pourtant un élan bien trop optimiste, car on observe bien vite un regain de la lutte anticoloniale, sous toutes ses formes. Regain qui renaît des cendres du désenchantement, du sentiment d’immobilisme, mais surtout de l’arbitraire des nouveaux hommes au pouvoir. Les indépendances voient ainsi leur Soleil décliner. Les blessures et séquelles, qu’elles étaient censées cicatriser, voire soigner, se ravivent.
À l’intérieur du continent déjà, beaucoup de bastions sont encore sous la coupe de l’ordre colonial. L’Algérie a été certes un berceau et une école, qui a synthétisé l’ensemble du spectre de la violence coloniale. Mais, le poison est resté diffus, à l’affût d’un brasier. Et c’est au Cameroun que se passe l’épisode le plus sanglant, le plus emblématique de l’époque. Le dossier le plus tragique de Fadilou Diop. L’union des populations du Cameroun (UPC), depuis les années 50, a semé les graines de la libération dans ce pays atypique, où trois blocs de tutelles coloniales ont enceint le pays, l’installant dans une crise de décolonisation inachevée et explosive. La guerre de libération a été sanglante. Elle a mis au-devant de la scène des héros de premier ordre qui sont devenus les figures majeures de la résistance. Dix ans après les indépendances, pendant la guerre civile qui s’en suit, Ernest Ouandié doit affronter la justice de son pays. L’homme, qui est de la même génération que Fadilou Diop, a fourbi ses armes dans le maquis. Il a succédé à la tête de l’UPC, à Félix Moumié, après Ruben Um Nyobé, qui ont été la hantise du pouvoir colonial, et de ses héritiers qui en maintiennent la structure. Les trois hommes incarnent tour à tour la résistance camerounaise, mais bien au-delà, avec des frères d’armes comme Patrice Lumumba, ils marquent de leur empreinte toute une génération de combattants, de leaders, d’intellectuels, qui constituent le fer de lance du Panafricanisme.
En 70, au plus fort des heurts et des contestations, Ernest Ouandié est arrêté. Sous la présidence d’Amadou Ahidjo, la structure coloniale est en effet restée, et les répressions violentes sèment la terreur. Ouandié risque la justice martiale et expéditive, sans autre forme de procès. En décembre, il croupit dans les geôles du pouvoir qui n’a pas d’égards pour lui. L’indignité de sa détention traduit le pire des traitements. Il doit comparaître devant le tribunal militaire, et fait appel à Fadilou Diop, avocat connu et respecté. Il a l’oreille des hommes du pouvoir, pas nécessairement grâce à des accointances, mais au-delà, sa réputation transcende les chapelles antagonistes. C’est un avocat à dimension mondiale. Son passé plaide pour lui. Entre Fadilou et Ernest, il n’y a pas seulement des relations d’avocat à client, il y a bien plus, et au fur et à mesure que le dossier livre sa vérité, une amitié, un sentiment d’injustice qui les unit se tisse. C’est la mémoire de ses premiers terrains de lutte qui rejaillit et qu’il revit à travers le courage de cet opposant. En embarquant pour le Cameroun, la mission est lourde, quasiment impossible, en contexte de guerre. C’est le dossier le plus sensible de l’avocat. Il sait qu’il aura besoin de bien plus que de sa panoplie habituelle pour tirer son client d’affaire. Il faut compter sur la diplomatie, draguer la chance, et invoquer les forces de l’esprit et de la baraka.
Toute la période de ce procès inique, Fadilou en restera marqué. Le contexte, le théâtre, les chefs d’accusation vides, l’instrument judiciaire, bras armé de la répression, tout le dépayse des traditions judiciaires soucieuses de l’éthique de la défense. Même si dans le champ décolonial, ces caractères ne sont pas rares, ici au Cameroun, la séquence est particulièrement surréaliste et violente. Il faut tout réinventer, s’adapter, en territoire ennemi. Il y a en outre des passifs : Ernest Ouandié est l’héritier des Félix Moumié et Ruben Nyobé, tous deux assassinés, figures charismatiques de l’UPC. Tous les éléments en miroir jettent un voile sombre sur cette affaire complexe. Fadilou Diop connaît le dossier et malgré les chances minces, il affiche une volonté farouche de représenter Ouandié, plus encore que de coutume. Son client est traité sans aucun respect, il en fait lui aussi les frais, et finit par être expulsé du pays sans voir son client. Il mobilisera pourtant toute ses ressources, y compris personnelles et spirituelles, comme lors de cette longue prière à l’aéroport pour embêter la sécurité d’Ahidjo, alors qu’il vient d’être renvoyé au Sénégal. Rentré chez lui, son esprit reste attaché au développement de ce moment judiciaire, il attend le verdict. Son entourage, ses enfants, sont dans la confidence de ce moment. Les repas sont baignés de cette attente, de cette impatience fragile, pour découvrir le sort d’Ernest Ouandié. Fadilou est sombre, comme s’il pressentait le verdict, sa couleur, son terrible couperet. Il envoie, dans une ultime imploration au président camerounais, un mot en invoquant leur foi musulmane commune, l’exigence de justice, de vérité, de bienveillance en demandant sa grâce. Le télégramme part ainsi, aux premiers jours de 1971.
Le lendemain de cette dernière tentative, Ernest Ouandié est fusillé. Ahidjo est resté sourd. L’ambiance de deuil frappe, l’onde de choc se répand. L’émoi est continental. Fadilou est personnellement touché comme jamais auparavant dans sa carrière d’avocat. Ce 5 janvier 1971 est un repère important dans la vie de Fadilou Diop. Il a déjà vu la violence symbolique, mais une telle cruauté plonge son environnement dans l’effroi. Plus qu’un procès perdu, c’est un moment de grande blessure intime. L’impression d’un échec personnel à sauver un homme, l’impression que toutes les graines semées depuis longtemps, au front, partent en pure perte devant ce type de régime. Plus généralement, la séquence fédère un grand nombre de partisans de la justice, à l’échelle du continent. Ça constitue le crime de trop, qui a tous les traits de l’assassinat politique. La réalité de l’existence d’un cordon colonial persistant, qui relie les États nouvellement souverains à l’ancienne puissance coloniale, émeut tous les citoyens en quête d’une libération réelle. L’épisode est pour tous un coup de massue.
De tous les dossiers de Fadilou Diop, celui d’Ernest Ouandié a été le plus sensible, le plus marquant. Bouleversé par le verdict, l’avocat réalise encore une fois que le combat n’est jamais acquis d’avance, qu’une vigilance accrue est indispensable, que les jalons posés, les victoires acquises, peuvent sans ménagement être fauchés par l’inanité des pouvoirs, quels qu’ils soient. Le métier d’avocat fait connaitre l’ivresse des cimes, l’amertume des abysses, et la banalité des affaires courantes. La vie de Fadilou Diop est marquée par ces temporalités qui se superposent, il donne ses conférences, intervient dans le débat, conseille, et voyage, notamment à Saint-Louis, avec toute la famille, pour aller voir sa mère entre autres. Avec sa femme, il accueille en 74, leur benjamine Khadijhatou. »
Ce texte est tiré du nouveau livre Fadilou Diop, un juste écrit par Elgas et publié aux éditions Vives Voix.