Me Lamine Guèye a été le premier Africain au sud du Sahara à être Docteur en Droit. Senghor a été le premier agrégé, et Blaise Diagne, le premier député et le premier noir ministre dans un gouvernement français. En devenant le premier subsaharien à remporter le Goncourt, Mbougar Sarr, cette éclaircie dans la pénombre culturelle sénégalaise, permet au Sénégal de retrouver son rang, parce que dans les années 60 et 70, le Sénégal était un flambeau de la littérature, avant de le perdre au profit du Nigeria et du Kenya. Les sacres de Boubacar Boris Diop et de Mohamed Mbougar Sarr peuvent avoir deux significations. Soit le début d’une renaissance littéraire et culturelle ou des vestiges fabuleux comme les ruines du Panthéon (qui trône au-dessus d’Athènes) d’un Sénégal qui n’existe plus (le Sénégal de Senghor qui rêvait de faire de Dakar pour l’Afrique, ce qu’Athènes a été à la civilisation occidentale). Si le Goncourt de Mbougar marque le début de la renaissance cultuelle et littéraire, Boubacar Boris Diop serait ainsi le dernier des anciens et Mbougar le premier des modernes. On passerait ainsi des écrivains africains à des écrivains tout court, dont l’ambition serait de s’adresser au monde, et sur ce plan Mbougar a réussi à s’affranchir du piège de l’écrivain africain. Notre pays a besoin d’une renaissance culturelle et intellectuelle qui, comme la renaissance italienne, passera par une liberté de pensée, d’écrire et même d’imagination.
La renaissance italienne n’a été possible que quand la pensée et l’imagination se sont affranchies de l’inquisition de l’Eglise, marquant ainsi la fin des ténèbres du Moyen âge et le début de la Renaissance. Au Sénégal, des inquisiteurs tropicaux veulent nous replonger dans un Moyen âge, en criminalisant la fiction et même l’imagination. «Il faut que l’imagination s’empare du pouvoir avant que le pouvoir ne s’empare de l’imagination», disaient les étudiants révoltés de Mai 68.
Au Sénégal, ce sont les rentiers de la tension et de la foi qui veulent s’emparer aujourd’hui de l’imagination. S’ils réussissent, on va tout droit vers un nouveau Moyen âge, parce qu’il ne peut y avoir de grands écrivains, de grands artistes, de grands peintres, sans liberté intellectuelle, qui commence par une libération de l’imagination. C’est parce qu’ils l’avaient compris que les musulmans à Cordoue et à Bagdad, étaient devenus les héritiers de l’Antiquité gréco-latine, alors que l’Eglise enfermait la pensée et l’imagination dans les couvents, avant que l’Europe ne reprenne cet héritage à la Renaissance, en créant des conditions de liberté et de créativité qui n’existaient plus en terre d’Islam.
Sans l’imagination fertile de Goethe, l’humanité n’aurait jamais eu les Souffrances du jeune Werther, tout comme Frankenstein, sorti de l’imagination de Mary Shelley. La renaissance italienne a créé un climat de tolérance et de créativité qui a fait éclore Leonard de Vinci, l’architecte Brunelleschi (qui a construit la dôme de la cathédrale de Florence) et a été aussi un combat entre les inquisiteurs comme Savonarole, et les Médicis.
Heureusement pour Florence, pour l’Italie et le monde, Savonarole a perdu. Nos «Savonorole» locaux vont aussi perdre, parce qu’il n’y a pas de grands pays sans écrivains. Qui se souvient que Goethe était aussi homme politique ? Qui se souvient de la carrière de sénateur de Victor Hugo ? Mais tout le monde se souvient de leurs livres. Que serait l’âme russe sans les classiques de Léon Tolstoï et Boris Pasternak, lui aussi victime d’une persécution politique qui l’a poussé à renoncer à son Nobel de littérature. Ce totalitarisme politique soviétique, comme celui religieux de Savonarole, a cherché vainement à embrigader l’imagination. Que seraient la langue et la littérature arabe sans les poètes de la Jahiliya comme Imrul Qays, qui ont surtout déclamé des vers faisant l’éloge du vin ? Que serait l’Iran sans ses poètes comme Ferdowsi et Omar Khayyâm, qui ont aidé l’Iran à garder sa culture et sa langue, contrairement à la Syrie et l’Egypte qui seront arabisés. L’Iran est le seul pays du Moyen-Orient à avoir gardé sa langue, grâce en grande partie à ses écrivains et poètes.
En projetant dans l’universel les particularismes du pays serère et ses traditions, Mbougar est pour le pays serère, ce que Ferdowsi a été pour la culture perse. L’histoire montre qu’on peut régenter la presse, embrigader les politiques, mais jamais l’imagination et la fiction. Le roman relève de l’imagination qui, non seulement ne peut être embrigadée, mais est illimitée. Tellement illimitée qu’elle a permis à Pasternak de «s’évader» du goulag soviétique et remporter le Nobel de littérature sans bouger de chez lui. Le Goncourt récompense certes une œuvre, mais au-delà de l’œuvre, Mbougar a permis à notre pays de retrouver son rang : un phare qui illumine le continent par sa démocratie et sa créativité culturelle et intellectuelle. N’est-ce pas Achille Mbembé qui disait que Dakar est la capitale intellectuelle du continent ? Les prix de Souleymane Bachir Diagne, Boubacar Boris Diop et Mbougar Sarr le confirment. 2021 est une bonne crue pour les Lettres sénégalaises. N’écoutons pas les Cassandres de l’auto flagellation. Sabrons le bissap pour Mbougar, un pur produit de l’école sénégalaise, qui trône au sommet des lettres françaises.