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Une Jeunesse Malsaine, Alchimie Romanesque

Une Jeunesse Malsaine, Alchimie Romanesque

Un roman, étonnant pour le moins. Assurément l’un des plus intelligents écrits sur la société sénégalaise. Tant par son style baroque, poétique, imagé, désarçonnant, que par une langue qui peut sembler parfois datée sans jamais l’être, ouvrant ainsi vers sa propre modernité. Un goût du mot rare, une grande habileté dans les descriptions. « La marmite ombreuse de l’orage couve à petit feu des promesses de ripaille dans le ciel de la ville. La lueur pâle de la nuit tente de pénétrer dans la véranda par les ajours du muret extérieur de la maison. De temps en temps s’élèvent dans ce même ciel tourbeux les échos d’une fête, les aboiements encore furieux du fidèle ami de l’homme, le chant d’un griot […] »

Par-dessus tout, une empathie faite style raconte les drames sans les secouer, pour sans doute mieux en révéler les résistances humanistes. Un vrai savoir-faire de son auteur, architecte à Bordeaux, Boubacar Seck. Et ça commence comme au théâtre, avec un rideau qui se lève, et pour nourrir le mystère, une citation qui accompagne l’entame. Et ils arrivent, les acteurs : Demba d’abord, vieux garçon bougon, geignard sans réel horizon, aux réveils tardifs qui erre, rêve, et en veut à sa mère, Ya Bintou, co-épouse délaissée, âme modeste et bienveillante, qui porte sa croix avec mansuétude. Avec son fils, les impuissances mutuelles ont déteint sur des rapports devenus corsés.  Sur ce conflit filial les pages sont précises : « chaque conflit familial est considéré dans le quartier comme l’échec de tous […] Tout le monde sait que la tranquillité des pénates est un concept abstrait. Nous sommes dans une société où tout le monde sait tout de chacun. Une société de la « surbienveillance », un mélange de surveillance et de bienveillance ».

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Que dire de Mass, l’ingénieur, admiré de tous, fait de bonté, de ressources, grand régulateur de ce ballet des mutilés, dont la philosophie et la hauteur administrent la colère et le ressentiment avec savoir et patience. Ce Mass, cœur de ce récit, à la trajectoire escarpée. Un savant volontaire devant la montagne des défis et dont le cœur et la maison deviennent des gisements de l’espoir. Arrive Modou, l’apprenti intégriste, repenti d’un passé pas catholique, accompagné du zèle du converti qui va avec. Chapelet et attirail bigots, l’homme s’érige en juge morale. « Le surgeon de la débauche s’est transformé en légionnaire du Coran », lit-on non sans sourire.

Ces acteurs ont une scène, une unité de lieu : une boulangerie. Métaphore presque christique, c’est dans la distribution du pain, que s’affirment les caractères de cette tragédie sourde qui cape toutes les nuances sénégalaises, par la composition sociale de la scène, les thèmes qui la peuplent, les discours des personnages. La boulangerie est tenue par Mass et Mamour, associés, ouverts d’esprits, dont le commerce devient parlement populaire. Une assemblée presque cathartique où tout le monde vient se délester de son poids. « La boulangerie est animée comme un stade. Il y a du monde. Le marchand de cacahuètes grillées va faire le plus gros de ses ventes de la journée. Le policier est là, monsieur le ministre, Mamour, Demba, Jack de Belouet le parieur contrarié, le chauffeur de taxi clandestin, Moussa l’époux violent, des prieurs qui attendent l’appel de la prière de fin de journée, les petits mendiants aux pieds nus cramés par le soleil et aux cheveux rissolés par la chaleur de la journée sont assis sur le rebord du trottoir. »

Au long de ce texte sans misérabilisme, porté par une écriture riche et originale, séquencée de portraits enchâssés, on découvre aussi Ouleymatou, sœur de Modou, en conflit avec ce dernier ; Angéline et Elisabeth, jeunes twitteuses, branchées, indignées, qui campent l’ouverture et les bons sentiments sur ce marché des émotions virtuelles. Madame Barry, Awa-Rose, d’autres piliers de ce parlement. Agnès aussi, en proie aux émois du cœur qui se raccroche à une bouée épistolière. Et bien d’autres. Parmi eux, les enfants des rues, sur lesquels l’auteur pose un regard ferme et désabusé, toujours porté par une sobriété sans démission : « l’ombre de l’enfance est partout. Sa lumière aussi. L’enfance est la capitale de la vie. On repasse toujours par là. » Et une note plus désarmante sur la douleur de ces gosses : « leurs corps sont tavelés de croûtes recouvrant leurs plaies qui ne cicatrisent jamais. Les stigmates des châtiments témoignent de la férocité des rapports. Pour oublier les sévices, certains sniffent de la colle remplie de substance chimiques. »

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Entrent aussi en scène madame Sylla, la lingère, ses enfants et son mari. Modestes et débrouillards, immigrés souvent chahutés : « à l’image de sa maison souvent dans le silence et l’obscurité, même en présence de ses enfants, son être a la beauté et la sérénité de cet intérieur domestique qui fleure la bonne gastronomie et le thé. Son silence est à prendre comme une force et non une abdication. »

Chaque nouveau portrait introduit un nouvel univers, une plongée dans l’intime, dans l’âme tourmentée. Ainsi, le texte se réinvente, change, on passe tour à tour des décors feutrés et chaleureux à ceux plus démunis. Le tableau social, comme un nuancier, laisse défiler tous les états, ces bouts de vie dans un chœur que l’auteur arrive à tenir comme un bouquet, en étouffant la déflagration imminente pour mieux en saisir les aspects au ralenti. Mais on y va, à pas comptés certes, et dans un exercice de composition en toute maîtrise, la temporalité du roman est un glissement presque doux vers un abîme sûr. On s’y laisse pourtant engloutir. « Le vent de l’Atlantique tout proche fait vibrer les bâches jaunes et oranges tendues sur de fins poteaux métalliques. Elles protègent du soleil rancunier les gens qui sont venus présenter leurs condoléances. Ils viennent de loin. »

Roman qui capte un Sénégal très actuel, un quartier, des identités-mesure d’une tragédie nationale qui s’entête, il arrive aussi à saisir ces instincts survivants du passé. Toutes les problématiques sociales lourdes sont abordées dans un tableau complet. Si parfois on peut déplorer un trop-plein de bienveillance, la candeur de ces portraits semble plutôt les sauver. Le lecteur s’étonnera parfois de certaines facilités presque manichéennes, dans une peinture presque trop réelle, mais jamais la bascule dans le sirupeux ne vient parasiter ce texte. Sa grande intelligence tient dans un pari : une forme d’alchimie, de transformation du drame, de la souffrance, du silence, de l’impuissance, en un objet authentiquement littéraire. Avec sa force, ses respirations, qui donnent aux séquences un supplément d’âme.

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Boubacar Seck a réussi un magnifique texte littéraire prenant presque à rebours le totem Flaubertien du roman sur « rien » car il réussit à faire de quelque chose un roman, sans rien sacrifier, ni la parure, ni le propos.

Une jeunesse malsaine, Boubacar Seck, L’atelier des Brisants, 19 euros.







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