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Goor Yombu, Ou Un Homme Vaut Cher

Goor Yombu, Ou Un Homme Vaut Cher

Dès qu’elle entendit le mot ‘takk’, Buguma, perdit pied. ‘’Takk’’, littéralement, ‘ligoter’,‘enchainer’, ainsi que les autres termes wolof relatifs au mariage, la rebutaient. Elle avait toujours trouvé ces mots si peu poétiques et révélateurs des termes sexistes de l’institution du mariage par rapport à la jeune mariée, malgré les explications de sa mère.

Serign-Kemtaan-Men-Lep [1]  se redressa sur son tapis et se gratta le front comme à chaque fois qu’il était perplexe. Cela faisait une demi-heure que l’homme qui était venu lui rendre visite lui racontait à quel point il avait besoin de son aide pour obtenir l’immunité. L’homme avait réalisé une transaction foncière importante avec Mercenaire, le représentant d’une compagnie originaire de Dëkk-bi-fog-ni-moo-nu-moom, l’ancien colonisateur du Galguisen. Le lamaan-boromsuuf[2] de Figaalgiteene, un village de la Vallée du Fleuve lui reprochait de ne pas l’avoir consulté car il avait autorité sur la terre, toute la terre autour de la vallée du fleuve : Walo et Jeeri[3]. Seulement, l’homme pensait que cette autorité était maintenant entre les mains des communautés rurales avec les lois sur la décentralisation des années 90 et ne lui avait donc pas versé de ndaalu[4]En réponse, le lamaan-boromsuuf avait juré que l’homme n’obtiendrait jamais la terre et avait menacé de le ‘travailler’ pour qu’il ne soit pas réélu.

En cette période pré-électorale, l’homme avait peur que le contrat aakimoo-suuf[5] qu’il avait conclu avec Mercenaire ne lui coûte son poste et il ne souhaitait pas que le scandale éclate. Le marabout se gratta la tête encore plus nerveusement devant l’exposé de la situation. Puis il cessa son geste quand il réalisa que cela pourrait trahir son trouble.  Sa mère lui interdisait ce geste quand il était petit. Puis quand il était devenu un homme : ‘un homme doit faire ceci, il doit éviter cela, etc.’ Et la liste de ce qu’était un homme, ‘un vrai’ selon sa mère, était longue : il fallait avoir un travail décent, pouvoir résoudre les problèmes de sa famille, savoir se faire respecter des femmes, bref, ‘être capable’ de tout, en toutes circonstances. Elle concluait toujours ses longues tirades par :’Goor Yombul[6].

Pour se calmer, le marabout se mit à penser à la somme rondelette qu’il aller réclamer pour cette opération.  Son sourire se fit brusquement carnassier. Sa mère serait fière de lui si elle le voyait aujourd’hui. Il était devenu un homme puissant, écouté, respecté et obéi. La population du Galguisen, religieuse et croyante était grande consommatrice de services maraboutiques. Il jouait alors sur la crainte, l’immatériel, l’inexistant car dans ce monde-là, tout était possible.  Serign-Kemtaan-Men-Lepp était devenu plus que capable et il avait tenu à le signifier en choisissant son nom de marabout : ‘le marabout-omnipotent-faiseur de miracles’.

 Il ordonna à l’homme une liste de sacrifices à réaliser et lui imprima une facture avec le montant des honoraires pour la consultation. A l’opposé de beaucoup d’autres marabouts, Serign-Kemtaan-Men-Lepp avait fait des études universitaires et possédait un vrai bureau avec un ordinateur portable et une imprimante. Il avait une secrétaire et parlait quatre langues étrangères pour ses affaires. Il disait avoir abandonné son affaire ‘B&B’ pour se consacrer à la noble mission qui lui avait été révélée car un tel pouvoir ne saurait rester caché et il se devait de l’utiliser pour abolir les souffrances des personnes qui l’entouraient.

Serign-Kemtaan-Men-Lepp pour mettre un terme à l’entrevue, s’adressa à l’homme d’un ton qui lui fit lui-même froid dans le dos : ‘melal ni say aajo fajuna’[7].

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Trois mois plus tard, dans le quartier de Patdwa, situé à  Ndakaaru, se tenait cet échange :

–       Ndayu-Mbilligi, merci de l’accueil chaleureux. Je commence cependant à m’impatienter car Buguma n’est même pas là pour m’accueillir et le mariage n’a toujours pas été célébré.  J’espère officialiser l’union avant ma tournée à l’intérieur du pays. Je vais officiellement envoyer mes proches demander sa main avant la fin de ce mois.

–       Buursaayna, Na sa xel dall. Yonnel say mbokk  ma may la jabar.[8]

En s’entendant faire une telle promesse, Ndayu-Mbilligi sursauta, paniquée. Que ferait-elle si elle perdait ce gendre idéal qui occupait une place importante dans le comité du Nguur de Galguisen ?  Elle-même avait mis les bouchées doubles pour son invité : Cuuray[9] à gogo, mets délicieusement cuisinés et dont l’odeur vous accueillaient à la porte, servis dans la vaisselle qu’elle avait ramenée de son voyage àde Dubaay, elle ne laissait rien au hasard. Il fallait que le poisson morde à l’hameçon, mieux s’étrangle avec!

Dès son entrée dans la maison de Ndayu-Mbilligi, Buursaayna, accompagné de son griot et conseiller Kanté, avait étalé ses largesses aux habitants de la maison : un cuub fara-fara[10]  commandé spécialement du Mali pour la maitresse des lieux, deux IPad pour Saer et Yunuss, puis s’ensuivit une longue distribution de billets de banque.

Que ferait-elle si elle perdait cette manne financière que lui enviaient ses amies du quartier ? Cela faisait maintenant deux mois que Buursaayna qui avait le même âge qu’elle venait lui rendre visite au sujet de sa fille ainée de 26 ans, Buguma. Il voulait maintenant une réponse ferme car cette dernière allait retourner à Figaalgiteene dans quinze jours pour terminer son enquête de terrain dans le cadre de sa thèse de doctorat. Ndayu-Mbilligi ne comprenait pas Buguma,  cette dernière était trop éduquée et elles n’arrivaient jamais à communiquer. Pourquoi Buguma n’était-elle pas comme Maajigeen sa petite sœur qui s’était mariée durant sa deuxième année de licence et qui lui avait donnée depuis un beau petit-enfant, Taawbugoor. Maajigeen ne s’était pas pourtant faite prier car elle voulait plus que tout entrer dans le cercle très « couru » de ses jeunes mariées de copines.

Buguma elle,  lui mettait plus de bâtons dans les roues : elle parlait de droits, de révolution et d’équité ! Elle était obsédée par sa recherche et ne l’écoutait jamais quand elle lui disait que la ménopause approchait à grands-pas. Celle-ci ne voulait pas se marier avant la fin de son doctorat.

Récemment revenue à Ndakaaru pour un mois, elle restait chez sa mère deux semaines, et logeait à Kolaudel le reste de son séjour avant de retourner à Figaalgiteene bientôt. Elle lui tenait fermement tête depuis qu’elle lui avait interdit la zone Fann-Point-E-Plateau et surveillait ses moindres déplacements de peur qu’elle ne se remette à fréquenter de nouveau son amoureux d’opposant politique. Ndayu-Mbilligi pensait que « ses  lois de l’immigration » si fermes feraient à sa jeune Ndate Yalla se languir de son bon-à-rien de bien-aimé et se laisser mettre la bague au doigt par le révéré Buursaayna

Le copain de sa fille était un jeune Ngembicain Nadem Nademademdem, idéaliste qui n’avait aucun métier respectable sinon celui d’opposant au régime en place en Ngembique qu’il espérait un jour renverser. Buguma semblait indifférente au chantage de sa mère et pis avait l’air d’avoir tout son temps pour relever le défi que lui avait lancé celle-ci! Elle allait à son wolonteeru-non-remunéré-mais-en-contrepartie-de-laquelle-elle-aurait-une-grande-experience-du-plaidoyer-au-sein-d’une-grande-ONG chaque jour, affronter ses deux superviseurs qui l’exploitaient et l’accablaient de travail. Elle revenait éreintée mais Ndayu-Mbilligi ne se laissait pas berner par cette fatigue feinte car elle savait sa fille excitée par son immersion dans cette organisation qui défendait la liberté d’expression et les droits humains même si elle se plaignait que l’ONG en question avait oublié les droits de ses employé-e-s, ’di digle cangaay te dugnu sanggu’[11].

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Ndayu-Mbilligi soupira en pensant à l’ingratitude de sa fille qui, au lieu de rester à ses côtés pour reprendre son ‘bizness[12] qu’elle avait commencé quelques années auparavant, ne parlait que de retourner à Figaalgiteene pour faire ses interviews. Ces dernières années déjà, Malamin son cadet avait pris soin de la fratrie mais lui a refilé le fardeau dès son retour en invoquant le droit d’aînesse et s’était enrôlé dans l’armée galguisennaise, fatigué de sa vie de chômeur. Il avait été envoyé en mission au Mali et donnait très peu de nouvelles.  S’enrôler dans l’armée ? C’était la faute du Nguur qui n’arrivait pas à créer des emplois pour  les diplômés-chômeurs  mais les envoyait mourir pour réduire leur nombre! Ndayu-Mbilligi, amère comme à chaque fois qu’elle pensait à Malamin, n’arrivait pas à comprendre que son fils n’ait pas réussi sa vie en suivant le chemin qu’elle lui avait tracé.

‘Tchiip’Ndayu-Mbilligi émit ce son qui valait tous les mots lorsqu’elle était dépitée et en colère. Elle repensa de nouveau à Buguma. Elle n’arrivait pas à lui faire comprendre qu’il y avait bien plus important dans la vie d’une jeune femme que les études! Elle-même s’était mariée à seize ans!  En plus, Buguma risquait de faire fuir le peu de soupirants qu’elle avait en étant si diplômée. Qu’attendait-elle donc ? N’avait-elle pas appris de sa propre expérience ? Elle, Ndayu-Mbilligi, la femme d’affaires veuve avait eu comme couronnement d’une vie, deux « sœurs » une qui n’est pas allée très loin dans les études et plus âgée qu’elle, et une autre ‘intellectuelle’ qui avait un an de moins que Buguma au moment du mariage ;  que son mari, Alaaji Zolikeer de son vivant, allait rejoindre chacune deux nuits sur sept, à tour de rôle. Mais c’est à elle,  petite-fille d’Albury NjaayBuurba[13] Jolof que son mari accordait trois nuits. Et cela après qu’elle lui ait acheté une voiture au retour du troisième ‘Haj[14] qu’elle lui avait offert et ajouté un autre étage à leur maison de trois niveaux.

Le nombre d’étages est un signe extérieur de richesse, peu importe si les fondements de la maison le permettaient. Alaji Zolikeer s’en était allé, il y a deux ans, mort d’une crise cardiaque dans les bras d’une jeunette mais cela, elle Ndayu-Mbilligi avait évidemment veillé à ce que personne n’en sache jamais rien.  Buguma n’avait-elle donc pas conscience de tous les sacrifices qu’elle avait faits pour leur bien-être car elle était restée avec Alaji Zolikeer pour l’équilibre familial.

Ou était-elle d’ailleurs ? Que lui préparait-elle donc? Elle était la seule à ne pas répondre à l’appel marital : toute la famille était là pour l’occasion et attendait de jouer sa partition, sauf elle. Saer-Bënële feignait de lire en gardant un œil bienveillant sur la table somptueusement dressée, de temps en temps il se tournait vers de son cadet Yunuss Dëgër-Bopp, le petit dernier  qui n’arrêtait pas de tomber de son vélo pour y remonter pour retomber. Elle pensa alors à Maajigeen sa fille à elle qui la secondait dans ses affaires. Maajigeen, sa préférée qui était partir s’installer chez sa belle-famille, comme le voulait la coutume. Elle lui avait donnée un beau petit-fils mais Ndayu-Mbiligi attendait plus que tout les petits-enfants que lui donneraient ses fils, à qui il revenait de perpétuer le patronyme familial.

Ndayu-Mbiligi soupira.  De toute la journée, Buguma n’était apparue que pour manger, l’avait un peu aidée à faire les comptes de la semaine pour le magasin du marché Achelem et les deux de Sindaga, puis s’était retirée « dans ses appartements ». Résolument, Ndayu-Mbilligi promit d’un ton encore plus ferme à Buursaayna : Alxames bi mujj si weer bi nga yonne ma say mbokk ma mayla jabbar[15] martela-t-elle en se levant  pour rajouter deux fois plus d’encens dans le « and[16] » comme si cela pouvait conjurer le sort  très certainement jeté sur sa fille. Car celle-ci ne pouvait avoir toute sa raison!

Buursaayna la remercia avant de prendre congé. Une fois dans sa voiture, il dansa de soulagement. Il allait unir sa voie à celle de ‘l’élue’. Ses soucis seraient bientôt terminés.

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Dans le bus 23 qui la ramenait chez elle à PatdwaBuguma repensait à ses activités de ce mois de mai chargé et dont elle avait hâte de voir la fin. Plus que quelques jours se dit-elle. Elle aurait pu prendre le bus 6 ou le P1 qui étaient plus rapides mais préférait le 23 qui lui permettait d’avoir tout le loisir de lire ou de rêvasser. A la radio, Professeur Jallo Joob s’exprimait sur le parti politique qu’il dirigeait et qui avait été créé clandestinement par l’illustre anthropologue, historien et homme politique dont le nom fut donné à l’Université de Ndakaaru.  Sa pensée alla alors à un autre frère Blondin Joob,  qui était mort au même âge qu’elle, dans sa cellule de prison à Gorée. Elle était fascinée par Omar, ce brillant jeune révolutionnaire dont les circonstances de la mort restait toujours non-élucidée même si l’administration pénitentiaire et les autorités politiques de l’époque avaient avancé l’hypothèse d’une mort par pendaison dans la nuit du 10 au 11 mai 1973.

Pour sa part, après avoir décortiqué tous les articles de presse, le livre blanc du Nguur de l’époque et la lettre de Ndakaaru publiée en 1978,  elle était persuadée qu’Omar avait été assassiné. Fort de cette conviction, elle avait proposé un article dans le bulletin d’information de son ONG, sous forme de lettre ouverte au nouveau Nguur galguisennais, lui demandant de rouvrir les dossiers d’Omar Blondin Joob et de Suus Baabakar Sey, une autre personnalité assassinée. Elle attendait toujours le retour de son superviseur pour savoir si l’article serait publié ou non.  

Quelques minutes plus tard, Bob Marley fredonnait ‘Redemption Song’. N’était-ce pas ironique, ne put-elle s’empêcher de penser, que Bob Marley et Omar Blondin Joob soient tous les deux morts le même jour et que la jeunesse galguisennaise célèbre plus Marley que leur compatriote. Après tout pensa-t-elle ce qui importe c’est la conclusion de Thomas Sankara, Ancien Buuru Dekku-Gor-yi[17], une autre des figures qui l’inspiraient : ‘les individus peuvent être assassinés,  pas les idées’. Cette pensa ne la réconforta que peu.

Le bus qui freinait brusquement à hauteur du Stade Demba Joob la ramena à la réalité. Maintenant, il allait rouler doucement jusqu’à la Sitedeezo à partir d’où il allait commencer à ramer tranquillement jusqu’à la station Mobile Garan-Medin où son trajet s’arrêtait. Et elle terminerait son chemin en prenant un taxi ‘kalando[18]. Parfois quand elle était plus ‘en forme’, elle s’arrêtait à la police des Parcelles-Yi-Dessee-Set puis marchait le reste du trajet. Pour l’instant, elle pensait davantage à ceux et celles qui étaient à l’avant du véhicule. Comme elle était assise derrière, elle n’étouffait pas autant que ces derniers, confrontés aux ‘humeurs’ et  relents de corps actifs au repos cherchant à investir chaque bout d’espace disponible.  

Le bus était maintenant arrivé au rond-point Liberté 6 et s’était immobilisé, elle aperçut une affiche d’Ellari Kiris-Koros, Envoyée de Dekk-Bi-Epp-Doole-Yepp, le pays le plus puissant, certainement lors de sa visite à Ndakaaru au début du mois et eut une moue incontrôlée. Elle repensa à son discours plein d’espoir’ sur l’avenir radieux promis à la démocratie galguisennaise et ne put s’empêcher de faire le parallèle avec le discours paternaliste et humiliant tenu par le Buuru Dekk-bi-fog-ni-mo-nu-moom Nitki Sarkastik à Ndakaaru en 2007. Elle en avait marre de ce néo-impérialisme et pensait que seule Nguurgurafet, un mode de gouvernement équitable et endogène, pouvait permettre au Galguisen et aux autres pays africains d’aller de l’avant et non pas les recettes de ‘bonne gouvernance’ toutes faites importées et imposées par les grandes Institutions-Jumelles-Associées basées à Nioko-Yor.

A ce moment, elle entendit à la radio, M. Polotik revenir sur les incidents du dimanche dernier en Ngembique.  Trois galguisennais avait était exécutés par le Buur de Ngembique, un petit Etat enclavé voisin du Galguisen.  L’ONG pour laquelle elle travaillait avait déjà publié plusieurs dépêches, rapports et fait des communications pour  pousser le Nguur Galguisennais à réagir fermement à ce nouvel affront du Buuru Ngembique qui se pensait tout-puissant. Elle-même avait passé sa journée à un sit-in devant l’ambassade de Ngembique et était frustrée par cette affaire. 

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Buguma ferma les yeux et préféra penser au sujet qui la préoccupait : sa recherche sur les  contrats aakimoo-suuf qui avaient eu lieu à Figaalgiteene en octobre dernier.  Ces contrats aakimoo-suuf portaient sur plus de 18 000 hectares accordés à un investisseur privé pour la production de patates douces et d’éthanol et 4 500 hectares accordés à un autre investisseur dont l’identité restait à déterminer pour qu’il établisse une ferme nommée Saa-baay-a-gënsa-bos près de Figaalgiteene. Ces contrats qui avaient dépossédé certaines populations de la terre qu’ils cultivaient ou les avaient contraints à se déplacer avaient poussé les populations locales à se soulever violemment contre les comités ruraux représentant le Nguur au niveau local depuis la décentralisation. Ces soulèvements répétés avec le soutien d’ONG locales avaient fait quatre morts et plusieurs blessés contraignant le Nguur à suspendre provisoirement les activités des investisseurs. Buguma cherchait à documenter les processus, acteurs et résultats des contrats aakimoo-suuf à Figaalgiteene depuis les politiques agricoles qui devaient permettre l’autosuffisance alimentaire à Galguisen.

 Cependant, son enquête de terrain qu’elle avait commencé il y a plus de 6 mois lui donnait du fil à retordre : si elle avait pu obtenir des informations sur le premier cas de 18 000 hectares, elle se heurtait au silence et au manque de coopération des investisseurs et travailleurs de la ferme Saa-baay-a-gën-sa-bos.  Ceux-ci refusaient de répondre à ses coups de fil, ne voulaient pas la recevoir ou participer au groupe de discussion qu’elle avait organisé il y a six mois lorsqu’elle élaborait son  questionnaire qu’ils refusaient maintenant de renseigner.  Elle ne savait plus quoi faire. Elle redoutait le moment où elle allait rencontrer le délégué du comité rural de Figaalgiteene qui avait signé le contrat. Non pas par peur car Buguma n’avait peur de rien, mais elle souhaitait avoir le tact qui lui faisait tant défaut, pour ce jour-là amener  le délégué à répondre à ses nombreuses questions.

Le long râle du bus qui freinait sortit Buguma de sa torpeur, lui faisant remarquer qu’il était temps pour elle de descendre. Buguma fut accueillie par Bajjan, la sœur de son défunt père qui la serra dans ses bras en lui disant que sa mère, Ndayu-Mbilligi l’avait chargée de lui transmettre un message. Buguma opina du chef et se laissa guider par sa tante vers la maison familiale. Elle était surprise que Ndayu-Mbilligi ait chargé Bajjen de quelque chose car les deux femmes se parlaient rarement, Ndayu-Mbilligi disant du mal de Bajjan à chaque fois qu’elle le pouvait, lui reprochant d’avoir poussé son frère Alaji Zolikeer à lui trouver des ‘sœurs’. Bajjan pour sa part reprochait à Ndayu-Mbilligi ses nombreux déplacements à l’étranger et sa richesse subite. Buguma ne comprenait pas comment ces deux femmes qui étaient les meilleures amies du monde étaient devenues si distantes. La dernière fois qu’elle avait vu Bajjan c’était au baptême de Taawbugoor et avant cela le mariage de Maajigeen.

–       Buguma, ma fille, mon ainée,  j’ai tant attendu ce jour que j’ai cru qu’il n’arriverait pas. Ton oncle Mayekat-bi et moi avons discuté jeudi dernier après que j’ai été informée par ta mère que l’événement aurait lieu aujourd’hui. Il a de son côté contacté le responsable du quartier Kilifë-Kogn-bi et Xaritu-benn-Bakkan, l’ami de ton père pour qu’ils puissent procéder au ‘Takk’, le mariage.

Dès qu’elle entendit le mot ‘takk’, Buguma, perdit pied. ‘’Takk’’, littéralement, ‘ligoter’,  ‘enchainer’, ainsi que les autres termes wolof relatifs au mariage : ‘Maye’ : donner en mariage, donner carrément, la rebutaient. Elle avait toujours trouvé ces mots si peu poétiques et révélateurs des termes sexistes de l’institution du mariage par rapport à la jeune mariée, malgré les explications de sa mère. Selon cette dernière, vouloir juger une culture avec des concepts et des réalités étrangers était une initiative vide de sens. Par le passé, le mariage était une manière pour deux familles de raffermir leurs liens et de s’allier. Malgré cela Buguma parlait d’‘objectification’ de la jeune femme et détestaient ces mots. Il y avait aussi l’expression qu’elle venait d’entendre Bajjan prononcer comme à travers un cauchemar : ‘So demee sa ker jekker, bul seyi, seeyil’ : ‘quand tu iras t’installer dans la maison de ton mari, ne sois pas seulement sa femme, mais ne forme plus qu’un avec lui et sa famille’, en écho a ces paroles, elle entendait : ‘Fonds-toi’.

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Durant cet après-midi de novembre, le Délégué du comité rural  était pris de panique. Il venait de terminer une réunion de comité avec le Buuru Galguisenn qui venait de lui signifier que s’il n’arrivait pas à justifier qu’il n’y avait aucun contrat aakimoo-suuf dans la semaine suivante pour faire taire les rumeurs, il n’hésiterait pas à se séparer de lui. Le délégué n’avait pas l’immunité malgré son cumul de fonctions et il voulait conserver ses deux positions. Il se dépêcha d’aller chercher Serign-Kemtaan-Men-Lepp pour l’amener à sa réunion de 14 heures. Depuis le début de leur collaboration, Serign-Kemtaan-Men-Lepp s’était montré très imprévisible. Ce dernier lui avait donné l’ordre de réaliser un sacrifice humain puis s’était ravisé pour lui demander d’épouser cette jeune femme qu’il lui avait décrite de manière précise. Cette femme était l’élue, selon Serign-Kemtaan-Men-Lepp, et l’épouser lui permettrait d’avoir l’immunité pour être invincible aux prochaines élections.

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Buguma relisait nerveusement son questionnaire. Elle se forçait à se retenir d’empoigner le Délégué dès qu’il franchirait la porte de ce bureau ou son assistante l’avait installée quelques minutes plus tôt.  Elle vérifia une énième fois son apparence dans le miroir en face d’elle et observa ses yeux bouffis à force de cumuler des nuits blanches. Ses gros yeux qu’elle avait hérités de sa mère Ndayu-Mbilligi qui l’avait déshéritée depuis qu’elle lui avait signifié devant les parents de Buursaayna qu’elle ne se marierait jamais avec ce dernier. Qu’elle ne voulait pas d’un mari dont elle ne serait pas l’égale. Un mari qui la couvrait de cadeaux alors qu’il ne pouvait lui faire l’honneur de la considérer, de lui parler, de lui demander ce qu’elle pensait du ‘takk’.  Un mari qui ne ferait que la montrer à des réunions politiques ou pour inaugurer des chrysanthèmes comme disait un fameux général. Elle ne voulait pas d’un mari qui l’exhiberait comme un trophée mais qui lui demanderait son opinion sur la campagne électorale.

A la fin de sa longue tirade, sa mère s’était levée et lui avait hurlée :’ Et tu te prends pour une femme ! Une  intellectuelle! Tu ne connais rien de la vie ma petite Buguma. Tu penses que tu peux être l’égale des hommes ! N’es-tu plus croyante ? Je me demande comment tu as pu sortir de mes entrailles et me ressembler si peu ! Je ne comprends plus ce monde où les femmes veulent être des hommes et les hommes ne sont plus capables d’être de vrais hommes. Est-ce que tu as oublié l’histoire de Malamin ? Ton propre frère qui préférait fréquenter des hommes qui satisfaisaient ses moindres désirs au lieu de se trouver un travail et une femme !? Malamin, qui a préféré rejoindre l’armée surement pour avoir davantage d’hommes autour de lui ? Tu veux être la deuxième honte de cette famille ? Le Bon Dieu te donne la chance d’avoir un vrai homme, capable de te prendre en charge et de régler définitivement les besoins de notre famille, et tu veux cracher dessus ? Buguma, ne comprends-tu pas que ‘Goor Yombul’[19] ? Tant que tu ne reviendras pas à la raison, je ne veux plus te voir. Je veux que tu dégages de ma maison et surtout ne laisse aucune miette de tes idées de féministe occidentale désorientée dans cette maison.’ Puis elle lui avait craché au visage et était sortie.

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Buguma  inspira profondément en pensa en son for intérieur : ‘si être féministe, c’est refuser d’être étrangère à mon propre mariage et à ma vie, si être féministe c’est me battre pour ne pas être une citoyenne de seconde classe, si être féministe, c’est refuser d’être traitée comme de la merde par une société patriarcale qui établit des privilèges pour certains et asservit l’autre moitié de la population, alors je suis féministe maman.’ Buguma  se regarda encore dans le miroir, elle avait enveloppé ses longs locks dans un foulard assorti à sa tenue de wax ‘woodin’ que son frère Malamin lui avait offert. Elle pensa à lui nostalgique, Malamin le chômeur à qui sa mère  passait tous les caprices. Malamin, son petit frère qui avait le droit de sortir n’importe quand et revenait à des heures indues alors que son couvre-feu à elle était 19h30.  Malamin dont elle lavait les habits avant que Ndayu-Mbilligi ne décide de lui trouver une petite bonne comme il grandissait. Buguma et Maajigeen était leur propre bonne, car elles étaient des jeunes filles ‘appelées à être des épouses respectables’, d’ailleurs Buguma était contre le principe d’avoir une bonne chez soi, car ces dernières étaient payées une misère, et traitées de manière très injuste par des patronnes qui cherchaient à maximiser leur budget. Malamin, qui dormait jusqu’à 13h tous les jours et ne se réveillait que pour manger dans la maison familiale qu’il appelait son ‘B&B’, son ‘Bed & Breakfast’[20]. Les larmes lui aveuglaient la vue quand elle pensa à combien son frère lui manquait. Elle pensa au fait qu’elle n’avait plus aucune nouvelle de lui depuis plus de deux ans. Depuis que sa mère l’avait jeté à la rue quand elle avait découvert son secret. C’est ainsi que la société galguisennaise gérait ce qu’elle ne voulait pas comprendre : la fuite, le mépris et le rejet au lieu de promouvoir le dialogue où de chercher à comprendre. Comprendre que certains ‘maux’ de la société n’en sont pas. Que ce sont les mots qui créent les maux.

La porte s’ouvrit soudain. Buguma n’en revenait pas. Malamin était la devant lui, en habits de marabout. Il était accompagné d’une autre personne surement le délégué qui la fixait intensément.  Le délégué de Figaalgiteene, Buursaayna n’arrivait pas à détacher son regard de Buguma, la jeune femme que Serign-Kemtaan-Men-Lepp lui avait recommandée d’épouser. ‘L’élue’ qui devait résoudre ses problèmes mais qui avait humilié ses parents le jour où ils se sont présentés chez  Ndayu-Mbilligi, sa mère, pour célébrer leur union.

Texte initialement publié en 2016 sur Pambazuka News.

Dre Rama Salla Dieng est Maitresse de conférence en Développement international et études africaines à l’Université d’Édimbourg, Royaume-Uni. Ell est l’auteure de « La dernière lettre » publiée aux éditions Présence Africaine.

LEXIQUE DES NOMS PROPRES:[21]

Serign-Kemtaan-Men-Lepp : Le marabout-omnipotent-faiseur de miracles’

Figaalgiteene : Là où tout est pire

Ndayu-Mbilligi : La principale concernée, la coupable

Buguma : Prénom féminin, littéralement : ‘je refuse’, ‘je n’en veux pas’

Buursaayna : Le roi est mort

Nguur : Gouvernement en wolof

Taawbugoor : L’ainé de sexe masculin

Maajigeen : Prénom féminin, choisi dans ce texte par ce qu’il contient le mot femme en wolof : ‘jigeen’

Ndakaaru : Ville imaginaire, Dakar en wolof

Kolodel : Résidence universitaire pour jeunes filles imaginaire construit sur une wolofisation de l’actuelle résidence Claudel à Dakar

Ndate Yalla (Mboj) : Dernière Lingeer (Reine) du Royaume du Walo, un ancien royaume du Sénégal. Elle fut une combattante, une éducatrice, une mère et une figure emblématique de la résistance coloniale.

Nadem Nademademdem : Refrain wolof scandé en général dans les manifestations politiques ou publiques et signifiant : ‘Qu’il (ou elle) parte! Qu’il (ou elle) parte! Qu’il (ou elle) parte! (Nous n’en voulons plus comme dirigeant (e).

Alaaji Zolikeer : Elhadj est le titre donné à tout homme qui a effectué le pèlerinage à la Mecque, ce terme est wolofisé dans ce texte et de même que ‘Zoliker’ : Joli-cœur en français, séducteur
Saer-Bënële : Saer-le-gourmand

Yunuss Dëgër-Bopp : Yunuss-le-têtu

Patdwa : Quartier imaginaire, pouvant être considéré comme une wolofisation de l’actuel quartier de la ‘Patte d’Oie’ à Dakar

Sitedeezo : Quartier imaginaire, pouvant être considéré comme une wolofisation de l’actuel quartier de la ‘Cité des Eaux’ à Dakar

Garan-Medin : Quartier imaginaire, pouvant être considéré comme une wolofisation de l’actuel quartier de ‘Grand-Médine’ à Dakar

Parcelles-Yi-Dessee-Set : Quartier imaginaire, construit par opposition à l’actuel quartier de la banlieue de Dakar, ‘les Parcelles Assainies’ qui ne sont pas aussi propres que leur nom le laisse penser.

Buur : Roi (Reine) ou Président-e

Ellari Kiris-Koros : Nom imaginaire, Kiris-Koros est une wolofisation du groupe de rap américain des années 90, Kriss Kross

Nitki Sarkastik : Nom imaginaire, littéralement : l’homme sarcastique
Saa-baay-a-gën-sa-bos : Nom imaginaire, littéralement : ‘Mon père vaut mieux que le tien’

Bajjan : La marraine

Mayekat-bi : le marieur (le donneur en mariage)

Kilifë-Kogn-bi : le responsable du quartier

Xaritu-benn-Bakkan : l’ami de longue date

Goor Yombul : Littéralement : ‘un homme vaut cher’ signifie que tous les hommes ne sont pas considérés comme ‘hommes’, renvoie à la construction de la masculinité en fonction de la ‘capacité’ à être homme. Cette capacité est socialement définie en termes de pouvoir économique et sociale, de la capacité à se faire respecter des femmes et surtout de la sienne. Cette capacité est aussi définie sexuellement à travers la notion de virilité et de sa capacité à ‘avoir’ plusieurs femmes.

Par opposition, la fémininité qui définit la construction sociale des attributs propres aux femmes renvoie à la soumission, l’obéissance, la douceur, etc. Si ces notions de masculinité et de fémininité sont quelques peu relatives car définies spatio-temporellement, quelques attributs sont universellement reconnus comme ‘masculins’ ou comme ‘féminins’. Ce texte illustre ces concepts dans la société ‘wolof’.

[1] Un lexique des noms propres est disponible à la fin du texte.

[2] Maitre de la terre

[3] Le Jeeri est l’appellation réservée aux terres non inondables au bord d’un fleuve par opposition au Walo, les terres inondables et cultivées.

[4] Offrande symbolique et rituelle devant être versée au maitre de la terre par les attributaires de terres.

[5] Accaparement de terres

[6] N’est pas homme qui le veut

[7] Tu peux considérer tes problèmes résolus

[8] Sois tranquille. Envoie tes parents et je t’accorderai sa main.

[9] Encens

[10] Un tissu en batik cousu en patchwork très couteux

[11] L’ONG recommandait ce qu’elle-même n’appliquait pas.

[12] ‘Business’ wolofisé

[13] Roi

[14] Pèlerinage a la Mecque

[15] Si tu envoies tes parents le dernier jour de ce mois, je te donne sa main.

[16] Encensoir

[17] Le pays des Hommes Intègres

[18] Taxi ‘clando’ : taxi ‘clandestin’ en général moins cher que les taxis ‘officiels’ en jaune et noir

[19] Ibid.

[20] Chambre d’hôte

[21] Ce lexique par l’auteure est perfectible. 







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