«Paix impossible, guerre improbable.» Raymond Aron définissait ainsi la guerre froide qui opposa le camp occidental au bloc de l’Est, plus précisément les deux plus grandes puissances issues de la deuxième guerre mondiale, à savoir les Etats-Unis et l’Urss. Chaque camp s’était adossé à une alliance militaire, à savoir l’Otan pour le camp occidental et le Pacte de Varsovie pour le bloc de l’Est. Aujourd’hui, le bloc de l’Est a disparu et donc conséquemment, le Pacte de Varsovie aussi. Quand Aron sortait sa définition dans le Grand schisme en 1948, en pleine guerre froide, la guerre était seulement improbable mais pas impossible, car elle a failli avoir lieu lors de la Crise des missiles de Cuba d’octobre 1962.
C’est parce qu’il y avait «une paix impossible, une guerre improbable», que les Etats-Unis et l’Urss s’affrontaient par pays interposés, comme le font aujourd’hui l’Arabie Saoudite et l’Iran, pour avoir l’hégémonie au Moyen Orient. Dans cette nouvelle guerre froide qui oppose les Etats-Unis et la Russie, la guerre n’est pas seulement «improbable», mais elle est impossible, alors que la paix, elle, est probable. La paix est probable, parce que les Russes ne franchiront pas la ligne rouge et les Américains ne feront pas la guerre pour l’Ukraine.
Après l’abandon de l’Afghanistan, les Américains bandent les muscles contre les Russes, plus pour rassurer leurs alliés européens que pour se préparer réellement à la guerre. Poutine, qui connait le prix d’une invasion de l’Ukraine, ne franchira pas le Rubicon et va se contenter d’instrumentaliser les sécessionnistes russes en Ukraine. Cette nouvelle guerre froide, cette drôle de guerre, arrange tout le monde sauf les Ukrainiens. Elle permet aux Etats-Unis de réaffirmer leur leadership sur le camp occidental. Un leadership qui avait été remis en cause lors du mandat de Trump et de l’abandon de l’Afghanistan. Elle permet aussi à Poutine de régler un problème de politique interne, en montrant aux Russes qu’il a cassé la bipolarité internationale qui existait de fait entre les Etats-Unis et la Chine et que par conséquent, la Russie est encore à la table des grands de ce monde.
Etant donné que l’Otan ne peut aller jusqu’aux frontières de la Russie, l’Ukraine va être une zone tampon entre l’Otan et la Russie. D’ailleurs, elle a toujours été une zone tampon entre les deux, avec à l’Ouest, l’ancienne Galicie qui faisait partie de l’Empire austro-hongrois, et l’Est qui a toujours été russophone et russophile. D’ailleurs, l’Ukraine est à la culture et la civilisation russe, ce que le Kosovo est à la culture serbe : un berceau.
L’Ukraine fait tellement partie de l’histoire de la Russie que la ville de Odessa a été bâtie par Catherine II de Russie, qui lui a donné le nom de l’Odyssée, le chef d’œuvre de Homère. Même si historiquement Sébastopol et la Crimée font partie intégrante de l’histoire de la grande Russie, en l’amputant violemment de l’Ukraine pour le rattacher de force à la Russie, Poutine, sans le vouloir, a poussé l’Ukraine dans les bras de l’Occident où elle cherche protection contre son puissant voisin.
La crise en Ukraine est le choc de deux inquiétudes légitimes. Inquiétude légitime des Russes face à l’élargissement continu de l’Otan, qui a englobé tous ses anciens satellites et sa sphère d’influence du temps de la guerre froide, au point d’arriver à sa frontière si l’Otan intègre l’Ukraine.
Inquiétude ukrainienne face à une Russie de plus en plus nostalgique de son passé impérial et soviétique. Le soviétisme n’étant bien entendu qu’une autre forme de l’empire. La Russie est un pays particulier et complexe, car comme le dit le célèbre poète Tioutchev, «on ne peut comprendre la Russie par la raison», et il ajoutait que Napoléon 1er, en envahissant la Russie en 1812, a réussi la mission divine de réveiller le Peuple russe. L’intégration de l’Ukraine à l’Otan risque d’engendrer le même phénomène.