Le président Macky Sall vient de porter son prédécesseur au stade le plus élevé de la reconnaissance et de la postérité : canoniser l’homme de son vivant, le 22 février 2022, en baptisant le stade du Sénégal au nom de Me Abdoulaye Wade. Il faut le reconnaître : le troisième chef de l’État du Sénégal restera la personnalité sénégalaise qui exercera sur ses semblables l’influence la plus féconde du 21e siècle. Moderne, visionnaire, habité par l’histoire, la politique et l’action, homme d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, le successeur d’Abdou Diouf a incarné à lui seul le siècle sénégalais et tout le siècle s’est reflété en lui. À croire que le destin de cet homme-siècle est de vivre éternellement dans nos esprits et dans nos cœurs.
Aujourd’hui, le Sénégal et l’Afrique célèbrent un mortel mais, au fond ils pleurent secrètement un immortel. À l’instar de tous les géants de l’histoire, Me Wade est en train de disparaître à sa manière mais, il n’est pas en train de mourir. Il est vrai que depuis de longs mois, la bonne santé « pathologique » du centenaire est déclinante, son retrait progressif de la vie publique constatée et la montée vers le ciel inexorablement naturelle ; en même temps qu’il représente pour toujours une idée, une philosophie politique, un élan, un allant, un démocrate, une démocratie.
Courageux, endurant, déroutant, vertigineux, lunatique, pugnace, spontané, nuancé, taquin, colérique, énergique, bon et mauvais joueur, « le vieux lion » affiche au compteur 24 ans d’opposition, 12 ans de pouvoir et 10 ans de contre-pouvoir.
Ici et ailleurs, le vieux briscard n’a laissé personne indifférent. On l’a furieusement aimé. On l’a tendrement détesté. On l’a sous-estimé, estimé, surestimé. On l’a glorifié ou rejeté. On est resté fasciné ou allergique. Mais jamais neutre. Personne n’a peint comme lui une certaine idée de la démocratie. La voici morte et la voilà libre, plus vivante que jamais.
Pour la petite histoire. Ce 25 mars 2012, alors que de très influents membres de son cercle rapproché réunis au Palais de la République, le supplient de ne pas reconnaître la victoire de son challenger Macky Sall, il coupe net : « je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale ». Aussitôt cherche-t-il à joindre le nouvel élu… en vain.
Replié à mon domicile, peu avant 17h, je reçois le coup de fil du ministre d’État Karim Wade qui demande avec empressement le numéro de téléphone de Macky Sall, [avec qui je suis toujours en contact]. Le patron de l’Alliance pour la République (APR) aime à changer de numéros d’appel. Devenu chef de l’État, il garde cette habitude précautionneuse. Sur ces entrefaites, j’envoie à Karim Wade un premier numéro qui ne fonctionne plus, il me presse de trouver le bon. Et, j’ai la présence d’esprit de frapper à la porte d’Aliou Sall, jeune frère de Macky qui se trouve être mon voisin, deux murs séparent nos résidences. Dès qu’il me voit à la porte, il comprend que les jeux sont faits, ouvre grandement sa porte, crie victoire et me file le dernier numéro du « président en téléchargement ».
Karim Wade est le premier à appeler le candidat victorieux et à lui passer le président sortant. En plein dépouillement des bulletins, le candidat Wade, beau joueur, salue au bout du fil, la victoire éclatante de Sall, le félicite chaleureusement et formule des prières à son endroit. Il faut dire que les présidents, Senghor, Diouf et Wade, ont toujours fait preuve génie démocratique lorsqu’il s’agit de passer le témoin.
Pour la vérité historique nous devons restituer les choses démocratiques dans leur contexte : Me Abdoulaye Wade est le premier chef d’État arrivé démocratiquement au pouvoir par le biais du suffrage universel. Contrairement à ses deux illustres prédécesseurs : Léopold Sédar Senghor et Abdou Diouf.
L’accession de Senghor à la présidence, après l’indépendance, est l’aboutissement d’un processus de transmission constitutionnelle du pouvoir. En vérité, c’est dix jours après l’adoption plénière de la première Constitution, celle du 26 août 1960, que Senghor accède à la magistrature suprême du fait d’une discrète délibération d’un « collège électoral spécial ». Quelques membres triés sur le volet le désignent « président de la République du Sénégal ». Aucune élection au suffrage universel direct !
Au fil du temps, en présentant sa démission fin décembre 1980, Senghor confirme définitivement sa place dans la mémoire démocratique universelle. Ce grand coup historique retient plus l’attention de l’opinion internationale que l’arrivée au pouvoir d’Abdou Diouf par une broderie constitutionnelle : l’article 35 de la Constitution de 1963. Ainsi donc le 1er janvier 1981, accompagné de son chauffeur, il se rend au Palais de Justice, comme s’il règle une affaire ordinaire ; le greffier annonce l’affaire 3581 figurant sur le rôle : la prestation de serment du nouveau chef de l’État. La suite est connue. Dans l’un comme dans l’autre cas, aucun d’eux n’est directement parvenu au pouvoir par la voie des urnes. Il a fallu attendre le 19 mars 2000 pour que Me Abdoulaye Wade fût élu, par la seule volonté populaire : et puis, depuis, cet acquis démocratique est devenu intangible et absolu.
La première alternance démocratique siffle la fin des années romantiques de la démocratie sans alternance sous Senghor et Diouf, où l’on pouvait rester vingt ans au pouvoir. Paradoxalement celui qui a administré cette belle leçon, l’a oubliée, 12 ans, après son accession à la magistrature suprême. En dépit de la recevabilité de sa candidature, le peuple a dit « non » au troisième mandat du président Wade. Une blessure narcissique qui ne se referma jamais. Et quand il lui arrive de pleurer en secret le mépris de ses charmes démocratiques, il se console en disant que : « l’ingratitude envers les grands hommes est la marque des peuples forts ». Plutarque.
C’est cela aussi la démocratie augmentée au Sénégal. Pour Wade, la grandeur ne se divise pas.
À son actif un bilan passif et un bon actif.
Co-architecte de l’Union africaine et porte-étendard d’une Afrique décomplexée, il n’aimait rien tant que flatter notre sentiment de fierté, planter notre drapeau devant les grands du monde qu’il tutoyait par son charisme solaire : Georges W. Bush, Nicolas Sarkozy, Tony Blair, Vladmir Poutine, Hu Jintao, Angela Merkel, Thabo Mbeki, Olusegun Obasanjo, Mouammar Kadhafi, Paul Kagamé, entre autres. Un jour pro-Kadhafi, le lendemain pro-Bush, un jour pro-Chinois, un autre pro-Iranien et tous les jours sénégalo-africain et africain-sénégalais. Chamboule-tout, il l’a été toute sa vie.
L’héritage historique. Personne n’oubliera ses réalisations de grande envergure : les infrastructures de dernière génération, le monument de la renaissance africaine, les premiers travaux du nouvel aéroport de Diass, la construction de milliers d’écoles, un réseau de 2 800 km de routes en 12 ans. À cela s’ajoute le Grand Théâtre National inscrit dans le parc culturel composé de huit merveilles. Et la loi sur la parité obligatoire dans les institutions électives. En 2012, le parlement était composé de 42% des femmes, hissant le Sénégal à la 11e place mondiale. Même si le tout n’est pas de promouvoir des femmes à l’Assemblée : « il faut aussi et surtout qu’elles puissent changer la société en profondeur », diront l’historienne Penda Mbow et la sociologue Fatou Sow Sarr.
Que retiendra-t-on de son époux au couchant de sa vie ? Mme Viviane Wade répond : « Un homme exceptionnel et généreux. Un amour fou pour son pays et un grand amour pour le continent. Il a sacrifié sa vie pour mener le combat de la justice, de la liberté, de la démocratie. Son engagement pour la jeunesse et l’émancipation des femmes a été sans limite ». In livre « Si près, si loin avec Wade« .
Aujourd’hui, le peuple célèbre, regrette et pleure en secret le vieux Wade, ses visions généreuses, ses ambitions grandioses, ses fulgurances justes, ses qualités exceptionnelles, ses erreurs, ses travers, ses défauts et ses faiblesses. Communicant lumineux, véritable démocrate, libéral à la fibre sociale, il aura marqué tout le siècle tel un « Mohican ». Et la mort qui est la chose la plus démocratique au monde l’a un peu oublié afin qu’on ne… l’oublie jamais. In Livre « Leadership : le chef dit : allez-y ! Le leader : allons-y ! »
Le Sénégal n’est jamais aussi grand que lorsqu’il se donne en exemple au monde. Ce fut le cas le 22 février 2022 au stade Me Abdoulaye Wade.
Dr Cheikh Omar Diallo est Docteur en Sciences Politiques et Expert en Communication, Directeur de l’Ecole d’Art Oratoire et de Leadership.
Si près, si loin avec Wade, Hachette, Paris, 2007.
Le leadership : le chef dit : allez-y ! le leadeur : allons-y ! EAO, 2021.