Il y’a un an, je rendais hommage au juge Laïty KAMA à l’occasion du 20ème anniversaire de sa disparition dans une contribution parue dans la presse. J’étais alors motivée par la conviction que je partage avec l’écrivain et philosophe français Jean d’Omersson qui prononçait, lors de son discours de réception à l’Académie française, les mots suivants : «Il y a quelque chose de plus fort que la mort : c’est la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de l’allégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans l’esprit et dans le cœur de ceux qui se souviennent. C’est la présence des absents dans la mémoire des vivants ».
C’est cette même conviction, plus actuelle que jamais, qui me pousse à vouloir, cette fois, rendre hommage à un autre illustre magistrat dont j’évoquais également le nom dans mon précédent hommage : il s’agit d’Abdoulaye Mathurin DIOP.
Évoquer la figure d’Abdoulaye Mathurin DIOP, c’est célébrer la mémoire d’un homme multidimensionnel qui a été juge, substitut du procureur, procureur général, défenseur des droits de l’homme, sportif…
Je profite de l’occasion pour adresser mes remerciements les plus cordiaux à ses proches et à l’avocat Me Doudou NDOYE, sans eux, cet hommage serait impossible à rédiger.
Consciente que le temps n’efface pas la trace des grands hommes, j’ai décidé aujourd’hui, bien des années après la disparition de ce magistrat d’exception, de prendre ma plume pour honorer sa mémoire.
Qui était Abdoulaye Mathurin Diop?
Abdoulaye Mathurin DIOP est né le 19 décembre 1931 à Dakar où il a effectué ses études primaires à l’école Petit Lycée de Médina. Il y obtint son Certificat d’Études élémentaires avant d’entamer un cursus secondaire au lycée Van Vollenhoven, actuel lycée Lamine GUEYE, où il obtint son baccalauréat avec brio en 1954. Il aurait pu suivre le même parcours que certains membres de sa famille et devenir littéraire comme le célèbre écrivain Birago DIOP mais son amour de vouloir rendre justice à ses semblables va prendre le dessus. D’ailleurs, rien ne le prédisposait à rejoindre cette cohorte d’hommes de robe à laquelle pourtant il consacrera toute sa vie. Bachelier, il entame des études juridiques à l’Institut des Hautes Études de Dakar-Fann créé en 1950. Celui-ci deviendra l’Université de Dakar en 1957 qui sera renommée plus tard Université Cheikh Anta DIOP de Dakar (1987). Assoiffé de connaissances, M. DIOP se rend à Paris pour y suivre des études de droit. Son diplôme en poche, il se prépare pour le concours d’entrée à la section magistrature de l’École Nationale de la France D’outre Mer. Avec courage, force et détermination, il réussit avec succès ce concours en 1959, année où il est nommé substitut du procureur de la République française à Nouméa, capitale de la Nouvelle-Calédonie, un archipel du pacifique Sud et territoire français d’outre-mer.
Avec l’ indépendance du Sénégal proclamée le 20 août 1960, Abdoulaye Mathurin DIOP, plus que jamais déterminé à servir la justice de son pays, demanda à être affecté au Sénégal. De retour sur la terre natale, il est nommé juge de paix à Matam, une fonction qui lui permettra de connaître des affaires matrimoniales, des successions ainsi que les faits qualifiés de contravention de simple police et des délits commis dans l’étendue du ressort de sa juridiction. Il fit partie des sept premiers magistrats sénégalais à être affectés dans des juridictions après l’indépendance comme le rapporte l’ancien président de la Cour Suprême, Monsieur Ousmane CAMARA dans son ouvrage Mémoires d’un juge africain – Itinéraire d’un homme libre (Dakar, KARTHALA- CREPOS, 2010, p. 71.) où il nous apprend que le 29 septembre 1961, au moment où il prenait ses fonctions avec trois autres camarades de promotion,« tous les postes de la magistrature sont occupés par des coopérants français, à l’exception de sept magistrats sénégalais que sont : Issac FORSTER, Président de la Cour suprême, Ibrahima BOYE, Procureur général près la Cour suprême, Kéba MBAYE, Amadou Louis GUEYE, Laïty NIANG, Ousmane GOUNDIAM, membres de la Cour suprême, Abdoulaye Mathurin DIOP, juge de paix à Matam. ».
Par la suite, il devint juge d’instruction et cumulativement président du tribunal de travail de Ziguinchor. Le 2 novembre 1960, il fût nommé auditeur à la Cour Suprême. Trois ans après, c’est-à-dire en 1963, il est nommé conseiller à la Cour d’Appel de Dakar et par nécessité de service, président du tribunal de travail de Dakar et président de la commission d’instruction de la Haute Cour de justice. En 1964, le ministre de la justice, Garde des Sceaux de l’époque, Monsieur Alioune Badara MBENGUE,porta sa confiance sur sa personne et le choisit comme Directeur de Cabinet jusqu’en 1966. Le 22 novembre de la même année, il est de retour à la Cour Suprême en tant que conseiller, poste qu’il occupera pendant 7 ans avant d’être nommé président de la Cour d’Appel de Dakar.
En 1979, il est président de la 2e section de la Cour Suprême qui connaissait entre autres des pourvois en cassation contre les décisions juridictionnelles dans les affaires non pénales dont une personne morale de droit public était partie, en matière électorale et en matière sociale, qui connaissait également des recours en annulation pour excès de pouvoir, et qui cumulait en fait les compétences à l’époque du Conseil d’État et de la Chambre sociale de la Cour de cassation.
Le 13 janvier 1982,il intégra le parquet général et devint procureur général près la Cour Suprême où il servit jusqu’à sa disparition, l’année suivante, en 1983.
Les qualificatifs sont nombreux qui peuvent caractériser ce digne fils du Sénégal. Cependant, l’adjectif « juste » me semble le plus approprié pour cet homme multidimensionnel et pétri de bonnes qualités. Y a-t-il plus beau compliment pour un juge que de lui dire : vous avez été juste ? Il était juste!
Pour avoir été magistrat du siège pendant la plus grande partie de sa carrière, il estimait, selon certains, que le rôle du juge est d’appliquer la loi et que celle-ci est au-dessus du juge qui ne tire sa dignité qu’en l’appliquant de la manière la plus juste. Pour lui, les personnes qui comparaissent devant le juge sont des êtres humains dont la dignité doit être préservée dans le Temple de Thémis .Il pensait que ceux qui ont maille à partir avec la justice ont un droit inaliénable à la parole : principe que le juge est appelé à respecter scrupuleusement.
Abdoulaye Mathurin Diop:un défenseur des droits de l’homme et passionné de sport.
Au-delà de ses talents de juriste, Abdoulaye Mathurin DIOP a été un fervent défenseur des droits de l’Homme. Avec son ami et collègue magistrat Babacar KÉBÉ, aujourd’hui décédé, ils créent l’Association Sénégalaise pour les Nations Unies (ASNU). Cette association œuvre pour les idéaux de paix universelle et de défense des droits de l’Homme en propageant dans la population sénégalaise les valeurs défendues par l’Organisation des Nations Unies. En créant cette association, Abdoulaye Mathurin DIOP voulait, en sa qualité de juriste, promouvoir, auprès de ses concitoyens, les droits de l’Homme.
Au plan sportif, il fut, avec le Président Lamine DIACK et le juge Kéba MBAYE, membre fondateur du Jaraaf de Dakar, issu de la réforme de 1969 qui a contribué à la fusion entre le Foyer France-Sénégal et les Espoirs de Dakar.
Abdoulaye M. DIOP a également occupé le poste de vice-président du Comité National Olympique et Sportif du Sénégal (CNOSS) et a fait partie des officiels qui ont conduit la délégation du Sénégal aux Jeux Olympiques de Montréal (1976) et de Moscou (1980).
Une mort brutale
Procureur Général près la Cour Suprême, Abdoulaye Mathurin DIOP était invité le soir du 23 décembre 1983 à un dîner organisé par le CNOSS (Comité National Olympique et Sportif du Sénégal) dont il était un éminent membre. Au moment où il lisait son discours, il fit un malaise et rendit l’âme à l’âge de 52 ans.
Sa disparition, aussi brutale que prématurée, avait plongé sa famille et le monde judiciaire dans une grande tristesse. Avec son décès, la magistrature a perdu un juge exceptionnel, le monde sportif un homme de passion et les droits de l’homme, un infatigable défenseur.
Ce magistrat hors pair aux qualités morales et professionnelles rares, selon les dires de plusieurs pionniers de la magistrature, était élégant dans son langage et dans ses gestes avec des connaissances juridiques qui ne souffraient d’aucune ambigüité. Cet homme à la probité légendaire avait, par le travail et son mérite personnel, acquis une place dans le cercle des juristes africains connus. De ce fait, il a laissé un héritage scientifique intarissable à la postérité à travers ses publications sur la question du droit de la famille en général et en droit des successions en particulier. Il s’est même intéressé au droit des entreprises, domaine dans lequel il a fait des contributions remarquables. Étant ainsi une des grandes références scientifiques en matière de droit au Sénégal et en Afrique, il est cité par des universitaires et des professionnels du droit.
Hommages
En 1983, le président Abdou DIOUF nomma le professeur Iba Der THIAM ministre de l’Éducation nationale. Ce dernier avait, en 1984, décidé de renommer certaines écoles en leur donnant les noms d’illustres personnalités sénégalaises, celles qui ont marqué l’histoire du Sénégal dans leur domaine respectif. Cette initiative s’expliquait par le souci de donner des exemples à une jeunesse sénégalaise parfois en manque de repères et l’inviter, de ce fait, à s’inspirer des parcours et hauts faits de ces modèles d’excellence. À cette époque, les établissements scolaires portaient, pour la plupart d’entre elles, des noms de personnalités souvent inconnues du grand public sénégalais. Celles-ci étaient même majoritairement issues de l’ancienne administration coloniale. Pour avoir connu le juge Abdoulaye Mathurin DIOP quand il était instituteur à Ziguinchor, Iba Der THIAM n’a jamais oublié ce juge exceptionnel qu’il avait côtoyé là-bas dont les gens faisaient souvent l’éloge du professionnalisme, de l’humanisme et de la générosité légendaire. Il décida alors de donner son nom au CEM de la zone B désormais appelé CEM Abdoulaye Mathurin DIOP pour que ce phare de la justice sénégalaise puisse servir de référence aux jeunes esprits en formation.
Le concert d’hommages s’est poursuivi lors de la Rentrée Solennelle des Cours et Tribunaux du 7 novembre 1984 où, dans une lourde ambiance, on a pu entendre Me Fadilou DIOP, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats, attristé par la disparition de Abdoulaye Mathurin DIOP, prononcer les mots suivants:
« Le procureur Général Abdoulaye Mathurin Diop a été rappelé par Allah à un âge où l’on a la force de servir. L’avis de tous est que, malgré sa culture générale et juridique qu’il mettait généreusement à la disposition de notre institution, il était modeste, confirmant ainsi que, comme nous l’enseigne Jean de La Bruyère:
« La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau :elle lui donne de la force et du relief ».
Sa gentillesse a fait de lui l’ami éternel du barreau ».
Prenant la parole,l’ancien procureur Général près la Cour Suprême, El Hadji DIOUF qui a succédé au défunt ne voulant pas “cautériser des plaies béantes” a tenu à dire: « Le procureur Général près la Cour Suprême Abdoulaye Mathurin Diop nous a quittés brutalement, à un moment où personne ne s’y attendait, laissant un grand vide dans la magistrature. Ce magistrat hors pair, aux qualités morales et professionnelles rares, a rendu d’énormes services à la justice de son pays, en laquelle il croyait profondément. Puisse son exemple nous servir, nous qui restons dans son sillage, afin de relever le défi de pérenniser avec efficacité et courage, l’œuvre immense qu’il nous a léguée ! ».
Le président Abdou DIOUF, prononçant son discours d’ouverture avait reconnu que, c’est à une magistrature durement éprouvée cette année qu’il s’adressait:
« Plusieurs d’entre vous, parmi les meilleurs, nous ont quittés brutalement, au risque d’ébranler l’édifice d’expériences et d’autorités que constitue la magistrature. Mais le corps judiciaire a montré sa vitalité profonde : loin de se laisser accabler par la douleur ou de sombrer dans le désarroi, il a poursuivi sa mission imperturbablement, comme l’auraient d’ailleurs souhaité ceux qui ont disparu. Bien plus, la magistrature a manifesté sa profonde unité, par delà les aléas des carrières : deux de ses membres, un moment éloignés pour exercer de hautes fonctions de nature différente, ont montré leur fidélité à leur vocation de juge en regagnant le Palais de Justice pour exercer les plus difficiles des missions. Il est clair qu’une nouvelle génération de magistrats prépare et prend déjà la relève, éclairée par l’exemple de leurs anciens. C’est donc sans pouvoir tout à fait chasser la tristesse qui nous étreint au souvenir de ceux qui ne sont plus parmi nous mais avec espoir et détermination que nous devons entamer cette nouvelle année judiciaire. Je déclare ouverte l’année judiciaire 1984-1985». (Me.Doudou NDOYE , La Liberté d’opinion et d’expression au Sénégal : La doctrine politique et les textes.)Les Éditions du CAFORD,1984,p.24 à 34.
La même année, la famille judiciaire décida de lui donner le nom de la dernière promotion de l’École Nationale d’Administration et de Magistrature (ENAM) ,promotion Abdoulaye Mathurin DIOP pour lui rendre hommage.
C’est à ce grand homme que j’ai décidé de consacrer ces lignes,afin que son image reste vivace dans la mémoire de ses concitoyens et dans le récit national sénégalais. Je suis heureuse d’avoir écrit cet hommage en sa mémoire en espérant qu’il symbolisera le respect que nous inspire l’œuvre monumentale d’Abdoulaye Mathurin DIOP.
Fatima Sow