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L’exercice Du Droit De GrÈve Dans Le Service Public, Entre Sens De La Mesure Et Obligation De ResponsabilitÉ

« Il faut de la mesure en toutes choses » Horace. « L’anarchie est partout quand la responsabilité n’est nulle part » Gustave Le Bon. Aux fins de défense de leurs intérêts ou dans la perspective de l’amélioration de leurs conditions de vie, les travailleurs non privés du droit à la liberté syndicale usent du droit de grève.

Bien que ne figurant pas de manière explicite dans les conventions n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical et n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective de l’Organisation internationale du Travail (OIT), l’exercice de ce droit se justifie par la nécessité de permettre aux partenaires sociaux travailleurs d’imposer un rapport de force à leurs employeurs peu enclins à la résolution apaisée des différends de travail qui peuvent les opposer. C’est à cet effet que la Constitution du Sénégal, en son article 25, alinéa 4 dispose que « le droit de grève est reconnu. Il s’exerce dans le cadre des lois qui le régissent. Il ne peut en aucun cas ni porter atteinte à la liberté de travail, ni mettre en péril l’entreprise ». Ainsi énoncé en théorie, se posera naturellement la question pratique de la limite au-delà de laquelle, l’on ne devrait pas abuser du droit de grève au risque de compromettre la pérennité de l’entreprise. Se prononçant sur le recours pour excès de pouvoir en date du 27 août 2012 introduit par un Inspecteur des Douanes, à travers sa décision N°2/C/2013 du 18 juillet 2013, la Chambre administrative de la Cour Suprême du Sénégal a considéré que :

« ni la liberté syndicale, ni le droit de grève ne sont absolus ; qu’en disposant qu’ils s’exercent dans le cadre prévu par la loi ; le constituant a entendu affirmer que le droit de grève ainsi que la liberté syndicale ont des limites résultant de la nécessaire conciliation entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la préservation de l’intérêt général auquel la grève peut porter atteinte ».

Appréciée dans le secteur privé, les partenaires sociaux travailleurs et employeurs s’évertuent réciproquement à faire preuve d’un sens de la mesure car les effets de la grève sont mutuellement et directement ressentis d’une part en terme de baisse de la productivité de l’entreprise, et d’autre part, de non jouissance non négociable par les travailleurs, durant la période de grève, des droits liés à l’exécution du contrat de travail, notamment en matière de salaire qui est la contrepartie du travail effectué.

Dans le secteur public, la situation est différente en cela qu’elle met en jeu la garantie de droits humains fondamentaux non limitatifs que les populations tirent de la Constitution, notamment en matière de sécurité (article 7), de santé (article 17) et d’éducation (articles 21 à 23). Par conséquent, l’on ne saurait, dans ce secteur, s’en remettre uniquement au libre arbitre des parties au conflit. Et c’est à cet effet, que la loi prévoit les modalités de conciliation entre l’exercice du droit à la grève et la préservation de l’intérêt général. C’est pourquoi, en application de l’article 25, alinéa 4 de la Constitution, la Loi 61 – 33 du 15 juin 1961 relative au Statut général des fonctionnaires définit les formalités préalables à respecter avant d’user du droit de grève.

L’alinéa 7 de l’article 7 de cette loi en dispose ainsi :

« Toutefois, les fonctionnaires soumis à un statut ne leur interdisant pas le droit de grève ne peuvent cesser collectivement le travail qu’après l’expiration du délai d’un mois suivant la notification, à l’autorité compétente, par la ou les organisations syndicales représentatives, d’un préavis écrit énonçant les motifs et la durée de la grève envisagée ».

Il convient tout d’abord, de relever, que dans notre pays, les fonctionnaires privés du droit de grève sont ceux qui sont exclus du droit syndical. Il s’agit des personnels des eaux, forêts et chasses, du chiffre, du service national d’hygiène, de la police nationale, des douanes, des parcs nationaux, des inspecteurs généraux d’Etat, des magistrats et des administrateurs civils.

Revenant aux formalités préalables à respecter par ces fonctionnaires avant d’user du droit de grève, il leur est prescrit de notifier un préavis de grève à l’autorité compétente, en l’occurrence le Ministre en charge de la Fonction publique. Se prononçant sur les organisations qui ont qualité à notifier un tel préavis, les législateurs togolais et malien ont exclusivement identifié les organisations syndicales les plus représentatives sur le plan national, aux niveaux sectoriels, dans l’entreprise, le service ou l’organisme intéressé. Les législateurs ivoirien, béninois, nigérien ont préféré laissé libre cours à la « bagarre sociale » en permettant à toutes les organisations syndicales de jouir du droit de grève à condition de respecter les formalités préalables de dépôt et d’observation du préavis.

Le législateur sénégalais, quant à lui, s’est embourbé dans une tournure polysémique pour d’aucuns « la ou les organisations représentatives » dans laquelle se sont engouffrées les organisations syndicales non représentatives pour s’adonner elles aussi au rituel du dépôt de préavis et de l’exercice du droit de grève. Cette situation encore de saison dans le secteur public de l’éducation et de la formation est d’autant plus ubuesque que, depuis 2017, la quarantaine d’organisations non représentatives qui y évoluent ne sont plus habilitées à prendre part aux négociations avec le Gouvernement ou à assumer les fonctions de représentation des enseignants.

Cette innovation procédant d’une volonté d’approfondir la démocratie sociale et de rationaliser la négociation dans le secteur public de l’éducation et de la formation a été consacrée par l’article 5 de l’Arrêté n° 17094/MTDSOPRI/DGTSS/DRTOP/DNRP du 22 novembre 2016 fixant les règles d’organisation de représentativité syndicale dans le secteur public de l’éducation et de la formation.

Cette innovation est en adéquation avec les normes internationales du Travail, notamment le paragraphe 1 de la Recommandation (n° 159) sur les relations de travail dans la fonction publique, 1978 qui complète la Convention (n° 151) sur les relations de travail dans la fonction publique, 1978. Pour en venir au préavis, l’alinéa 7 de l’article 7 du Statut général de la Fonction publique indique qu’il doit être nécessairement écrit, énoncer les motifs mais surtout préciser la durée de la grève envisagée.

Cette obligation de précision de la durée de la grève qui, du reste, se retrouve dans la presque totalité des réglementations du droit de grève dans le secteur public constitue une formalité nécessaire pour permettre : d’une part, au chef de service, qui a le pouvoir de direction, de ne pas s’en remettre uniquement aux futurs grévistes dans l’organisation du service minimum nécessaire pour garantir la continuité du service public ; d’autre part, aux parties en conflit de poursuivre la négociation mais aussi éventuellement de s’engager dans une procédure de médiation.

Certaines réglementations prévoient même l’obligation pour le salarié qui a l’intention d’aller en grève d’informer son supérieur hiérarchique pour permettre à ce dernier de mieux organiser le service minimum. Au Sénégal, dans la pratique, les fonctionnaires soumis à un statut ne leur interdisant pas le droit de grève ne s’astreignent guère à préciser dans leur préavis la durée de la grève envisagée. Pour contourner la fastidiosité de devoir déposer un préavis de grève avant chaque arrêt de travail concerté et collectif (définition donnée à la grève), les organisations syndicales qui les représentent excipent de formules induisant un glissement sémantique du genre : « se réserve le droit d’aller en grève à tout moment à partir de la fin du préavis » ; « se réserve le droit de dérouler des plans d’actions pour exiger du Gouvernement la satisfaction de ses revendications » ; « préavis couvrant la période du 25 mars au 26 septembre ».

Ainsi libellées, ces formules contreviennent sur la forme à l’obligation de préciser dans le préavis la durée des grèves envisagées. Mises en œuvre sur le terrain, elles exposent les parties en conflit, d’une part, à un environnement non propice à une négociation dans la sérénité et, d’autre part, à des contentieux futurs sur la mise en œuvre d’accords obtenus au forceps et arrachés sur le dos des élèves et des parents qui ne seront jamais indemnisés pour le préjudice subi. En effet, la notion de préavis de grève qui renvoie à la durée à observer, à compter de ce dépôt avant d’aller en grève, est égale à un mois. Chaque arrêt de travail devrait en principe être précédé d’un préavis dûment notifié à l’autorité compétente. Et, au cas où on se placerait dans la perspective d’observer plusieurs arrêts de travail, l’on devrait le préciser dans le préavis pour que nul n’en ignore. Aussi, restant toujours dans le registre sémantique, pour se saisir de l’actualité récente, il est incompréhensible de vouloir adopter une position de « suspension de mot d’ordre de grève » en lieu et place d’une levée après s’être résolus à signer un protocole d’accord.

Un survol de la pratique en la matière dans la zone Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA) permettra d’observer que le législateur sénégalais est moins exigeant que ceux béninois, burkinabé, ivoirien, malien, nigérien et togolais qui imposent davantage de précision notamment sur le lieu, la date et l’heure du début ainsi que la durée limitée ou non de la grève envisagée. Celui togolais relève la barre en précisant qu’un nouveau préavis ne peut être déposé par la même organisation syndicale qu’à l’issue du préavis initial et, éventuellement de la grève qui a suivi ce dernier. La palme en matière de garantie de la continuité des prestations des services publics revient au Bénin.

En effet, en plus des formalités de dépôt et d’observation du préavis, les personnels civils de l’Etat, des collectivités territoriales y compris ceux des établissements publics, semi publics ou privés ne peuvent s’engager dans des arrêts de travail dépassant dix jours (10) au cours d’une même année, sept (7) jours au cours d’un même semestre et deux (2) jours au cours d’un même mois. Enfin, dernier élément et non des moindres, en statuant sur des recours introduits par des citoyens, la Cour constitutionnelle du Bénin, par un revirement en juin 2018, nonobstant le fait que la Constitution considère le droit de grève comme étant un droit absolu, a estimé que la privation des personnels des services de la santé, de la justice, de la défense et de la sécurité du droit de grève est conforme à la loi fondamentale.

Les partenaires sociaux travailleurs nationaux du service public de la santé ne l’entendront certainement pas de cette oreille. Mais, ils partagent avec le Gouvernement, la redoutable responsabilité de veiller à ne pas porter atteinte au droit à la vie des populations dans le cadre de l’exercice du droit de grève qu’ils envisagent. Après le supplice déjà subi par ces mêmes citoyens suite aux dix plans d’actions rythmés d’arrêts de travail non annoncés et exécutés par une frange de syndicats d’enseignants, nous osons espérer qu’ensemble avec le Gouvernement, ils s’inscriront dans une dynamique de dialogue pour prendre en charge les attentes et les préoccupations de leurs mandants.

Au-delà du respect des formalités préalables à l’exercice du droit de grève, une réforme de la procédure de règlement des différends collectifs entre l’Etat Employeur et les organisations syndicales du service public s’impose, comme l’a du reste recommandé le Haut Conseil du Dialogue social (HCDS) dans son Rapport 2017 – 2018 – 2019 sur l’état du dialogue social. C’est avec seulement cet état d’esprit que nous préserverons notre capital humain et permettrons aux générations futures d’être à la hauteur des enjeux et défis qui seront contemporains à leur insertion dans le monde du travail. Reconnaissance éternelle à Feu Jean Claude TEIXEIRA, mon instituteur !

Oumar FALL,

Inspecteur du Travail et de la Sécurité sociale,

Secrétaire exécutif du Haut Conseil du Dialogue social

Email :oumarfall8@yahoo.fr

 







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