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Felwine Sarr, Les Chemins De QuÊte De Soi

Felwine Sarr, Les Chemins De QuÊte De Soi

Dans son dernier roman intitulé « Les lieux qu’habitent mes rêves » (Gallimard, 2022, 174 pages), Felwine Sarr met en scène deux jumeaux sénégalais, Fodé et Bouhel, sur le chemin de l’apprentissage de la vie. Une quête qui prend le chemin des sagesses (notamment la spiritualité africaine) ou des voies inconnues, individuelles. L’auteur puise dans sa culture sérère et son expérience de citoyen du monde pour nous offrir un puissant roman sur l’enracinement et l’ouverture.

Fodé et Bouhel sont deux frères jumeaux sénégalais. A l’apparence, ils se ressemblent comme un « double » ou deux fleuves qui se jettent à la même source. Mais la vie les a mis sur des chemins initiatiques différents. Après le bac, Fodé, qui n’avait « aucun goût pour l’ailleurs », choisit de rester au pays sérère. Il se forme au métier de menuisier et doit reprendre la charge spirituelle de veilleur sur le Ndut après la mort de Ngof, le maître des initiations. Pour cela, il doit vivre une expérience singulière, celle de la décorporation. Il doit sortir de son corps, devenir souffle pour recueillir l’ultime savoir du maître. Il prit rendez-vous avec l’esprit de Ngof à Katamague. « Fodé repéra le rônier des Fédior. Ngof était enterré tout près […] Fodé sortit de son sac l’outre cousue sur les côtés et celle qui contenait l’eau du puits de Simal. Ngof lui avait remis une décoction qu’il devait ingurgiter pour dissoudre son corps […] son esprit se retrouva sur la cime de l’arbre, au milieu d’un petit tourbillon ». L’ultime transmission se fait. Son baptême de feu commence par le « Ndut » qui aurait lieu cette année deux mois après les récoltes. Il était très attendu. La dernière initiation avait eu lieu une quinzaine d’années auparavant. Les « Juul » (initiés) viendraient de partout. Les mangeurs d’âmes aussi. Entre légende, fiction et réalité, le lecteur est replongé dans l’ambiance du Ndut en pays sérère, un univers peuplé de « Nak » (mangeurs d’âmes) et autres habitants du territoire des ombres, où l’honneur des familles est en jeu. Fodé réussit à triompher de Buré Yaay Daman, le terrible « Nak ». Désormais, il est un « Yaal Xoox » (littéralement, qui a une tête, qui sait, possède un savoir ésotérique) dans sa communauté. En tant que « Kumax », il doit protéger les circoncis des esprits malfaisants lors du « Ndut », désobstruer le canal de la force de vie, afin qu’elle irrigue les champs, fasse pousser le mil, assurer la fécondité des femmes, éviter que ne s’abattent sur la communauté calamités et détresses. Son destin semble tout tracé : recevoir et transmettre cette « sagesse ancienne conservée dans l’outre » par le biais de l’initiation.

L’aventure « ambiguë » de Bouhel

De son côté, Bouhel, le cadet des jumeaux, qui a très tôt développé le goût du voyage, grâce à la magie de la lecture, choisit d’aller étudier la sémiologie dans une contrée lointaine appelée « Tugal » (la France). De cet aventure « ambiguë », il rencontre Ulga, une étudiante polonaise, elle aussi venue étudier à Orléans. Un amour fusionnel les lie. Leurs corps entrent « en résonance intime », voguent dans la même mer. Au rythme de la musique de Wasis Diop et de Cesària Evora, le récit nous mène Pologne et en Poméranie. Mais après la mort tragique de Vladimir, le frère d’Ulga, la relation bascule. Après l’Eden, la chute advient. Une « plante lumineuse qui grandissait et s’épanouissait dans un sol riche » doit être coupée, arrachée de son sol. « Galu Nobéél », la pirogue de l’amour, avait échoué sur une banquise. En effet, Bouhel s’exile en Suisse pour tenter une lente remontée à la surface. « J’avais déjà choisi l’exil dans ce pays pour repartir dans la vie. Tenter de mieux jouer la partie et enfin habiter ce rêve […] J’avais cru que recommencer la vie signifiait me guérir de mes blessures, taire mes tourments, congédier mes espoirs, me délester de mes fardeaux, faire peau et âme neuves », dit le narrateur. Une quête de la guérison qui prend le chemin de la spiritualité. En dépit du fait que Bouhel avait été « sourd à l’appel des ancêtres et à ceux des cavaliers venus d’Orient ». « J’avais tenu à demeurer le disciple de ma propre compréhension des choses ». Des voies inconnues, mais qui ne le terrifiaient pas. Il fréquente un cloître de de moines, Marmyal, non pas à la quête de foi, mais d’une paix intérieure, pour « laisser les choses remonter des profondeurs de [sa] psyché ». Sa rencontre avec Frère Tim ouvre une conversation sur les mystères de la foi et la convergence des spiritualités. « Quand on y pense, il y a une relation transcendantale entre la foi que l’on pourrait dire globale ou universelle et la croyance particulière », soutient Frère Tim.

L’apprentissage prend aussi le chemin de l’écriture, perçue comme une « ascèse », notamment la poésie, capable d’ouvrir complètement les portes du sens. Mais en dépit du fait qu’elle « tient dans sa main la totalité de l’univers dont elle agrège les lumières, les ombres et les protubérances », la poésie, l’écriture de façon générale, ne suffit. Elle est « une insurrection permanente qu’aucune fausse paix n’amadoue ». Et on ne guérit pas tout seul. Il fallait donc pour Bouhel accepter la main tendue. Comme on vous aide, aux margelles du puits, à soulever la bassine d’eau et à la mettre sur votre tête. « Fodé tiendrait l’une des anses et frère Tim pourrait tenir l’autre », se dit-il.

La graine de l’hybridité

En effet, en pays sérère, on savait dévier un malheur, vous éviter qu’une clé se referme derrière vous (la prison). Certains de ces savoirs avaient été développés durant le temps colonial pour faire face à l’oppression. La graine d’adansonia semée devant la prison de Mokotów à Varsovie, sur recommandation de Fodé, pour faire libérer Bouhel, après le meurtre accidentel de Vladimir, symbolise autant l’hybridation que la décolonisation des représentations et savoirs africains. Un vaste chantier que Felwine Sarr poursuit depuis des années avec Achille Mbembé dans le cadre des Ateliers de la pensée. « Quelquefois, la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse », écrit Cheikh Hamidou Kane. Mais à la différence de Samba Diallo, le héros de « L’Aventure ambiguë », Bouhel ne tente pas un retour à la source. C’est en Europe qu’il entreprend sa guérison. Et « du pays sans fin, Ngof observait le destin des frères jumeaux ». En effet, dans les spiritualités africaines, il existe des passerelles entre le monde des vivants et l’au-delà.

En définitive, entre souci de l’altérité et évocation du royaume d’enfance, le nouveau roman de Felwine Sarr offre une synthèse réussie sur le dialogue des cultures. Si ce thème est devenu un classique de la littérature africaine depuis « L’aventure ambiguë » de Cheikh Hamidou Kane, l’originalité réside dans le choix des personnages et la géographie du récit. A défaut de sortir du face-à-face avec l’Occident, on sent le souci d’explorer d’autres lieux (l’Europe de l’Est). Entre le pays sérère au Sénégal, la France, la Pologne, la Suisse, la Poméranie, mais aussi le pays sans fin, il nous amène, à travers ses personnages, à la découverte des lieux qu’habitent ses rêves. Mêlant démarche poétique, effluves sur l’amour et réflexion sur le sens de l’existence, Felwine Sarr y explore les chemins de quêtes de soi. Au fil des pages, celle-ci se transforme en quête de sens tout court dans un monde qui a perdu son âme à cause du néolibéralisme. C’était le rêve fou de Vladimir que de changer le monde. Felwine puise dans sa culture sérère et son expérience de citoyen du monde pour nous offrir un puissant roman sur l’enracinement et l’ouverture.

La décision de Bouhel d’« incorporer » l’âme de Vladimir, de la faire « revivre » en lui et l’arrivée de Fodé en Suisse pour que leurs deux fleuves se mêlent « en un grand cours d’eau », s’inscrit dans ce projet cher à l’auteur d’Afrotopia : construire une nouvelle anthropologie relationnelle et redéfinir une nouvelle épistémè qui rompt avec « l’universel de surplomb ». Et dans vaste chantier, ce que les cultures négro-africaines et les spiritualités orientales pourraient justement enseigner aux Européens serait de retrouver le sens de l’hospitalité, expliquait l’économiste français Gaël Giraud dans un récent ouvrage co-écrit avec Felwine Sarr, « L’économie à venir » (Editions Les liens qui libèrent, 2021, 208 pages).







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