Il y a quelques jours je suis allé boire un café dans le hall de la gare du Train express régional de Dakar. Ce lieu fabuleux m’a reconnecté aux souvenirs de mon enfance. Nous retrouvions mon père à la gare pour rentrer avec le Petit Train bleu, devenu dans les années 2000 Petit train de banlieue, qui nous faisait quitter les lumières de la ville pour nous replonger dans le noir de nos quartiers. Des décennies après, la gare m’est restée familière, comme si je ne l’avais quittée qu’un moment, le temps d’une rapide rénovation. Dans le hall, j’ai aperçu, à quai, les rames du Ter, serpent métallique objet de fantasmes, de controverses, d’anathèmes et d’auto-glorification. Ce train, symbole de la «vision pharaonique» d’un homme pour les uns et preuve de la gabegie pour les autres, est là. C’est sa présence que je constate, il ne m’inspire aucun autre sentiment. Ses passagers voient défiler en moins d’une heure les quatorze gares qui lient Dakar à sa petite sœur Diamniadio. Le bruit des machines des rames qui traversent Pikine, Thiaroye, Yeumbeul, Keur Massar, ces quartiers de mon enfance, ne va pas masquer les souffrances quotidiennes des gens. Mais il va sans doute renforcer leur foi en l’avenir et en Dieu. Car le train est le messager des bonnes nouvelles.
Mon père conduisait des trains. Il était un simple travailleur, mais aussi le héros de mon enfance, qui domptait la bête métallique et tenait ainsi entre ses mains le destin de centaines de passagers entassés dans des wagons sur les rails du pays de mon enfance.
Dans son uniforme bleu, il était ce berger ferroviaire des âmes qui allaient et venaient entre les villes sénégalaises. Il permettait de créer du lien et était ainsi un trait d’union entre les hommes et les femmes qui voyageaient et leurs diverses terres de vie et d’activité. J’ai une fascination absolue pour le train, qui reste mon moyen de locomotion préféré, et pour les hommes qui en tiennent la mécanique et composent la poésie du mouvement : mécaniciens, aiguilleurs, chefs de gare, guichetiers, contrôleurs…
Tonton Faye aussi conduisait des trains. Le sabotage des Chemins de fer du Sénégal l’a mis sur les routes de ceux qui errent les matins sans destination fixe. Lui, qui discourait des heures durant sur les valeurs de travail, d’effort, du culte du dépassement de soi. Ses garçons, comme des millions de filles et fils des quartiers de mon enfance, n’ont hérité d’aucun bien matériel, ils n’ont reçu comme legs, pour affronter les rudesses de la vie, qu’une conscience du manque qu’il faut combler. Ils ont aussi recueilli, enveloppé dans un épais foulard de pudeur, le silence. Celui qui est le décor précieux dans l’observation des vanités et des bavardages sans fin des hommes. Ce silence, qui cache les meurtrissures de l’âme devant les frustrations et les humiliations que subissent des âmes à la marge. Ce silence est résistance.
Les garçons dans les aires de jeu qui rivalisent d’ardeur au football, à la lutte, au badax, au kamb day, au samori moriba, comme les filles prises dans les mondes du tam, du lolambé et du oyo résistent sans en être conscients. C’est peut-être cela être républicain par intuition. Ils ont expérimenté le manque. Ils connaissent la honte au point d’être en capacité de décrire son univers avec précision. Ils sont des porteurs sains du virus des inégalités et des injustices, et des moqueries que le manque attire. Ces moqueries qui deviennent un jour, pour les pauvres qui ont «réussi», une forme d’empathie teintée de mépris larvé. Les fils du peuple connaissent ce regard mi-compatissant mi-méprisant, ce langage aux mots pesés pour ne pas heurter en parlant des gens à la marge qu’on aime aimer pour paraître humain. Ce regard n’est ni réconfort ni soutien, il est déshumanisant.
A l’heure où j’écris ces lignes, le train effectue sa navette entre Dakar et Diamniadio. Dans ses nombreux arrêts au cœur du pays des exclus, des passagers détournent le regard pour ne pas voir la violence des oubliés de la République.
Les bruits de la machine laisseront indifférents les enfants qui jouent dans les interstices de la souffrance, des humiliations et des moqueries. Je me reconnais dans ces bouts de bois de Dieu à qui la République a promis dignité et égalité sans faire l’effort de tenir sa promesse. Je fais partie de la même communauté que ces enfants, ces fils du Peuple. Nous partageons la même histoire cousue des fils du manque, des silences et des résistances qu’ils produisent.