La boutade est très souvent racontée dans les cercles de Dakar et, même si elle est difficilement authentifiable, elle n’en exprime pas moins une réalité amère. Une réalité quand même ! On raconte donc qu’un ressortissant chinois, diplomate ou coopérant, je ne sais trop, a voyagé par la route pour se rendre à Saint-Louis. Pendant presque tout le trajet, il a gardé le silence observant attentivement le paysage comme captivé par le spectacle qu’il voyait défiler sous ses yeux. Arrivé à destination, il s’est exclamé : « Ici, il y a trop de rien ! » Intrigués, ses interlocuteurs ont cherché à savoir ce qu’il voulait dire par là. Finalement, avec l’aide d’un interprète, ils ont compris et ce n’était pas tout à fait en l’honneur des Sénégalais ! Notre Chinois voulait tout simplement dire qu’il ne comprenait pas qu’il y ait autant de terres en friche, autrement dit, inutilisées dans notre pays. Sous-entendu : et que donc le Sénégal importe des céréales pour vivre plutôt que de produire lui-même ses aliments ! Que cette boutade soit réelle ou inventée par des compatriotes à l’imagination fertile, elle n’en exprime pas moins, encore une fois, une triste réalité. Le Sénégal importe à coups de centaines de milliards de francs chaque année le riz qui est l’aliment de base de sa population alors qu’il dispose de centaines de milliers d’hectares de terres fertiles et irrigables dans la vallée du fleuve qui porte son nom ! Certes, des expériences de production de riz dans le bassin de l’Anambé par une société comme la Sodagri ou dans la vallée du fleuve Sénégal ont été tentées. Certes, l’actuel président de la République a eu le mérite de prendre le taureau par les cornes, et le problème à bras-le-corps, en décrétant de manière volontariste l’autosuffisance en riz, mais l’objectif n’est pas encore atteint et notre pays continue d’importer cette céréale principalement d’Asie (Thaïlande, Inde, Viêt-Nam etc.) plutôt que de la cultiver. Et chaque année, ce sont des centaines de milliards de francs en devises qui sont dépensés pour la faire venir.
Plus exactement, 450 milliards ! Mais le riz n’est que l’exemple le plus caricatural et le plus scandaleux de ce que nos dirigeants politiques ont fait depuis 62 ans que notre pays a accédé à la souveraineté internationale. Prenez l’exemple de l’arachide dont nous étions à un moment donné un des premiers producteurs mondiaux et qui a représenté pendant longtemps notre première source de recettes à l’exportation. Bien que le Sénégal ait eu depuis la colonisation une industrie huilière et se soit même doté, dans les années 70, d’usines parmi les plus sophistiquées au monde à cette époque-là — la SEIB de Diourbel était l’une d’elles —, on en est réduit à exporter des graines en l’état et à importer de l’huile raffinée ! Mais attention, pas de l’huile d’arachide aujourd’hui inaccessible aux Sénégalais mais plutôt des huiles végétales de seconde zone faites à partir de soja, de noix de palme, de tournesol etc. La Sonacos, qui fut un fleuron avec des usines un peu partout à travers le territoire national, est dans un état comateux et est réduite de vendre elle aussi des graines à l’étranger pour couvrir ses frais de fonctionnement. La filière huilière, qui faisait partie de nos industries les plus performantes, est morte de sa belle mort alors que le Sénégal avait acquis dans ce domaine un savoir-faire à nul autre pareil. Il suffit de regarder nos assiettes : pratiquement tout ce que nous mangeons est importé à l’exception sans doute du poisson mais que l’on trouve de plus en plus difficilement dans nos mers tellement elles ont été pillées par les navires chinois, surtout, et de l’Union européenne dans une moindre mesure.
Habitant dans un pays avec 700 kilomètres de côtes parmi les plus poissonneuses au monde, les Sénégalais éprouvent aujourd’hui des difficultés à se procureur du poisson devenu un produit de luxe. Le riz donc à la base du « thébou dieune » est importé, l’huile également. Quant à la tomate, heureusement que la Socas, qui fabrique le fameux concentré qui donne à notre plat national sa belle couleur, fonctionne encore après la disparition de la SNTI (Société nationale de tomate industrielle) du défunt capitaine d’industrie Alassane Diop. Il convient de se féliciter que, depuis quelques années, la société Agroline fondée par Hassan Attye, s’est lancée dans ce créneau et produit elle aussi du concentré de tomate dans la Vallée comme toutes les autres unités du genre. C’est dans la même vallée que se trouve la Compagnie sucrière sénégalaise (CSS) qui produit l’essentiel du sucre que nous consommons. Hélas, cette véritable industrie, qui avec ses quelque 8.000 travailleurs est le plus gros employeur privé du pays, est concurrencée par des commerçants margoulins qui, avec la complicité de fonctionnaires leur délivrant à tour de bras des DIPA, inondent le marché de quantités industrielles de sucre au point de mettre en péril la CSS.
Indépendance dans la dépendance !
Tout cela pour dire que, évidemment, nous ne pouvons pas espérer nous en sortir en important tout, absolument tout ce que nous consommons qu’il s’agisse de vivres ou d’habits ou de matériaux de construction, d’électroménager ou de mobilier. Sans compter, surtout, les médicaments ! Vous vous rendez compte : l’Afrique importe 96 % des médicaments qu’elle consomme et 99 % de ses vaccins ! A ce niveau de dépendance, c’est tout simplement du suicide voire être réduit à l’état d’esclaves. Notre continent n’a pas su s’inspirer de l’exemple du souscontinent indien qui, parti du même niveau de sous-développement que lui, a su en cinquante ans à peine non seulement nourrir sa très nombreuse population à travers sa fameuse Révolution verte saluée dans le monde entier mais aussi mettre sur pied une industrie pharmaceutique parmi les plus importantes de la planète. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que durant la pandémie de covid-19 que le monde vient de connaître les fabricants de vaccins indiens ont été à ce point sollicités qu’à un moment donné, ils ne pouvaient plus suivre le rythme et l’ampleur des commandes.
Résultat : le mécanisme Covax, bien que disposant de financements, ne pouvait tout simplement pas trouver de doses pour le continent africain par exemple. C’est dire combien la dépendance à l’égard de l’étranger dans ce domaine aussi est inacceptable. Pour en revenir au Sénégal, nous avons certes eu de petites unités industrielles de fabrication de médicaments comme la SIPOA ou Parke Davis voire Medis ou Valdafrique mais elles surfaient sur des segments marginaux, l’essentiel des médocs qui garnissent les rayons de nos officines ou qui sont utilisés dans nos hôpitaux venant de l’étranger. Ce n’est pas pour rien que le lobby des laboratoires pharmaceutiques fait partie des plus puissants dans ce pays ! On pourrait multiplier les exemples de dépendance vis-àvis de l’étranger à l’envi. En fait, ce qu’il y a de plus révoltant c’est moins cette dépendance elle-même que le manque de volonté de nos dirigeants de s’en affranchir comme si elles trouvaient leur compte dans cette situation. De ce point de vue, il est tout de même heureux de constater que la pandémie de covid-19 et l’actuelle guerre en Ukraine ont enfin poussé, pour ce qui est du Sénégal, le président Macky Sall à sonner la mobilisation pour l’autosuffisance alimentaire et l’industrialisation. Le Sénégal dispose d’immenses étendues de terres non utilisées, d’eau en abondance dans la Vallée mais aussi en Casamance, le relief est plat, le soleil y brille presque toute l’année, une importante main d’œuvre potentielle à travers sa jeunesse en majorité désoeuvrée…
Et avec tout ça, il importe les céréales qu’il consomme ? Il y a quelque chose qui cloche, assurément. Ou bien serait-ce parce que nous sommes trop fainéants ? Pour le reste, durant les 25 premières années de notre indépendance à peu près, le Sénégal disposait d’industries de substitution aux importations pour beaucoup de produits. Hélas, la Cafal (allumettes), la Sigelec (piles électriques), la Biscuiterie de Médina, la Socosac, Sotiba-Simpafric, Icotaf, les Tricoteries mécaniques du Sénégal, la SCT (couvertures et tissages), la SIPS (papeterie), la MTOA (tabacs) et tant d’autres unités industrielles ont disparu. Elles ont été victimes pour l’essentiel de la concurrence des produits asiatiques qui ont fini d’inonder notre pays à la faveur de la Nouvelle politique industrielle (NPI) instaurée par le régime socialiste au milieu des années 80 sous la dictée de institutions de Bretton Woods. A l’époque, pourtant, un rapport du Boston Consulting Group (BCG) avait prévenu : « Le Sénégal risque d’être transformé en un gigantesque souk » alertait en substance ce cabinet. Un souk, cela fait longtemps que le Sénégal l’est devenu. Et aussi, hélas, un pays où il « y a trop de rien » !