Le ver était dans le fruit, mais personne n’avait voulu le voir. Réalisé quatre mois avant la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta, en août 2020, un sondage Afrobarometer passé à l’époque presque inaperçu révélait à quel point les Maliens avaient pris leurs distances vis-à-vis du pouvoir en place, mais aussi perdu foi dans les vertus de la démocratie représentative.
Les seules institutions à trouver grâce à leurs yeux étaient les chefs traditionnels, les leaders religieux et par-dessus tout l’armée, alors que la présidence de la République, l’Assemblée nationale, la justice, les partis politiques et la Commission électorale indépendante se voyaient sanctionnés par un taux de confiance faible, si ce n’est dérisoire. Nul doute que ce sondage, s’il avait été réalisé en Guinée à la veille du renversement d’Alpha Condé ou au Burkina Faso quelques semaines avant celui de Roch Marc Christian Kaboré, aurait produit des résultats similaires. En 2014, dernière année au pouvoir de Blaise Compaoré, les trois-quarts des Burkinabè, selon Afrobarometer, se déclaraient hostiles à un régime militaire. Quatre ans et une élection libre plus tard, ils n’étaient plus que la moitié. Depuis le coup d’État du 23 janvier, ceux pour qui le retour des Prétoriens au pouvoir est une catastrophe démocratique sont assurément minoritaires à Ouagadougou – ainsi qu’à Bamako et à Conakry.
Le double jeu des « bons élèves »
Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi des militaires aux compétences gestionnaires forcément limitées apparaissent-ils comme les seuls vecteurs d’alternance au détriment des partis politiques et des élus ? Pourquoi cette fascination pour des pouvoirs autoritaires et souverainistes incarnés par des hommes forts en Ray-Ban et battle dress, habiles à jouer de leur image et des frustrations populaires ? Pourquoi ce rejet des élections et cette défiance à l’encontre de la classe politique ? Ce que beaucoup de commentateurs analysent comme une régression est en réalité le reflet de l’incapacité de nombre de pays africains à construire un modèle politique et de développement adapté aux spécificités de leurs sociétés et de leurs cultures.
Soixante ans après les indépendances, les « bons élèves » de Paris, de Bruxelles et de Washington sont encore ceux qui revêtent le jour les habits prêts-à-porter de la démocratie et des valeurs dites universelles (en réalité, occidentales), quitte à les ôter la nuit venue. Le problème est que, manifestement, ce double jeu a atteint ses limites.
Ce discrédit d’un modèle importé qui s’est fourvoyé dans la mal-gouvernance a porté atteinte à la légitimité de ceux qui le prônent et le défendent. La Cedeao tout d’abord qui, aux yeux de beaucoup de Maliens, de Guinéens, de Burkinabè et de militants des sociétés civiles d’Afrique de l’Ouest, donne l’impression d’être devenue un syndicat régional de chefs d’État qui se réunissent pour se protéger eux-mêmes. Et la France, bien sûr, dont l’armée, pour la première fois depuis la fin de la guerre d’Algérie, se voit obligée de quitter un territoire étranger, non pas par choix, comme on voudrait le faire croire à Paris – ou alors, il aurait fallu sonner la retraite au lendemain du second coup d’État de Bamako il y a neuf mois –, mais bel et bien parce qu’on lui a signifié son congé, sans tirer un seul coup de feu.