«C’est l’idée d’humanité qui constitue la seule idée régulatrice en termes de droit international» (Han¬nah Arendt, Les origines du Totalitarisme, Paris, Seuil, 1972).
La période allant du 7 avril au 4 juillet rappelle l’une des nombreuses pages sombres de l’histoire de l’humanité au cours du XXe siècle, appelé d’ailleurs le «Siècle des génocides». Cette période marque le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994, un génocide qui a causé la mort violente d’environ un million de personnes en l’espace de trois mois. Ce fut le dernier génocide du XXe siècle et il sied de rappeler que le continent africain fut antérieurement le théâtre du premier génocide du XXe siècle, celui perpétré en 1904 par l’Allemagne coloniale contre les Herero et les Nama. Il importe aussi de préciser que c’est seulement 117 ans après les faits, le 28 mai 2021, que l’Allemagne reconnaîtra officiellement enfin sa responsabilité dans la commission de ce génocide qui a décimé 85% des populations visées.
Concernant le génocide des Tutsi en 1994 au Rwanda, l’une des questions qui se posent de façon récurrente est celle de savoir quels enseignements en tirer aujourd’hui.
Les enseignements rétrospectifs du génocide de 1994
L’une des caractéristiques frappantes du génocide des Tutsi relève de son caractère prévisible et de l’hypothèse induite qu’il aurait pu être évité.
Il convient de préciser qu’il existait, avant la commission de ce génocide, un important dispositif juridique international, né de la volonté de la Communauté internationale, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, de prévenir et de réprimer le crime de génocide.
C’est la fameuse Con¬vention des Nations unies sur la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, qui prévoit deux régimes juridiques de responsabilité :
– La responsabilité traditionnelle des Etats pour des actes imputables aux organes étatiques ;
– La responsabilité pénale des individus (privés ou agents de l’Etat) qui peuvent être traduits devant des juridictions nationales ou internationales compétentes.
Il sied de rappeler également que tout génocide est l’aboutissement d’un processus plus ou moins long. Concernant le cas du Rwanda, les conditions d’un génocide étaient réunies en 1994 et plusieurs alertes avaient d’ailleurs été lancées pour mettre en garde la Communauté internationale de son déclenchement imminent. Parmi les indices concordants et connus, on peut citer notamment :
– Le discours de déshumanisation des Tutsi qui était largement répandu dans les esprits depuis fort longtemps et dans tout le Rwanda ;
– La propagande anti-Tutsi méthodiquement menée, entre autres par la tristement célèbre Radio Télévision des Mille Collines ;
– La préparation minutieuse de ce génocide, y compris les commandes massives d’armes blanches et leur distribution à la population, etc.
Cette situation critique était bien connue des principales institutions internationales ou de certaines chancelleries présentes au Rwanda à l’époque. Le déclenchement et le déroulement de ce génocide pendant trois longs mois étaient retransmis parfois en direct dans les médias du monde entier, au vu et au su des principaux acteurs internationaux concernés par cette question. Et, contrairement aux autres génocides, celui-ci n’était pas un huis clos loin des regards réprobateurs…
Il est encore plus surprenant de savoir qu’en avril 1994, se tenaient les premières élections multiraciales en Afrique du Sud, suivies de l’investiture de Nelson Mandela le 10 mai 1994. Et c’est le monde entier qui était présent en Afrique du Sud pour célébrer la fin de l’apartheid, c’est-à-dire la fin de l’un des plus grands crimes contre l’humanité ayant eu cours au XXe siècle. Pourtant, au même moment et sur le même continent africain, se déroulait étrangement à la face du monde entier un génocide à ciel ouvert !
L’un des enseignements de ce génocide de 1994 est qu’il était la conséquence d’un manquement grave de la Communauté internationale qui avait pourtant les moyens d’en éviter la perpétration. Et en évoquant ce manquement, il n’y a pas à perdre de vue le manquement tout aussi grave de la Communauté continentale africaine. En effet, au moment même où se déroulait ce génocide ayant emporté environ un million de personnes sans défense dont le seul tort était d’être différents, étaient célébrés les 31 ans de l’Unité africaine, le 25 mai 1994 !
En outre, il n’est pas superfétatoire de rappeler que les spécialistes affirmaient à l’époque qu’une force internationale de 5000 hommes aurait été à même d’arrêter à temps ce génocide qui, à la différence des autres génocides, était plutôt de type «artisanal». A ce titre, l’Opération Turquoise, autorisée par la résolution 929 du Conseil de sécurité du 22 juin 1994, fut non seulement bien tardive mais également controversée…
L’irréparable fut donc commis et c’est seulement après cela que la Communauté internationale réagira par la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (Cf. la résolution 955 du 8 novembre 1994). Cette juridiction pénale internationale ad hoc, dont le mandat a pris fin le 31 décembre 2015, a permis de juger quelques-uns des grands criminels rwandais. En revanche, de nombreux autres génocidaires sont toujours en fuite, en dépit de la grande vigilance de la Communauté internationale aujourd’hui.
Les autres enseignements à tirer de cet événement tragique doivent être tournés vers l’avenir…
Les enseignements à tirer pour l’avenir : les risques toujours réels de génocide dans le monde
Chaque fois qu’un crime de génocide ou des crimes contre l’humanité sont commis, une formule quelque peu incantatoire surgit : «Plus jamais ça !»
Mais il faut mettre l’accent sur le fait qu’après le génocide des Tutsi en 1994, il y a eu encore d’autres génocides dont celui des Bosniaques à Srebrenica en 1995 ou encore celui au Darfour (Soudan) à partir de février 2003, une situation sous enquête devant la Cour pénale internationale (Cpi).
Pire, en dépit des efforts constants de la Communauté internationale depuis lors, l’humanité fait encore face à des risques réels de génocide dans le monde, avec des tendances lourdes pour certaines régions dont l’Afrique, le Proche et le Moyen-Orient, l’Asie, etc.
En effet, selon plusieurs études dont celles des Nations unies, l’Afrique est l’une des régions du monde les plus exposées aux risques de génocide au cours de ce XXIe siècle (cf. Le Monde Afrique, «En Centrafrique, nouvelle alerte sur les risques de génocide», 23 août 2017). Il s’agit là aussi d’une raison suffisante pour que le continent africain soit à l’avant-garde de la sanction internationale pénale des crimes contre l’humanité. Une telle démarche pourrait avoir des vertus prophylactiques indéniables pour ce continent qui a connu tant de tragédies…
De même, d’après les études de l’Atrocity Forecasting Project (cf. «Où se déroulera le prochain génocide ?», Slate.fr, 17 avril 2014) de l’Université de Sydney en Australie, non seulement le risque de génocide demeure réel dans de nombreuses régions du monde, mais ce risque est particulièrement élévé pour certains Etats africains nommément identifiés.
Dans le contexte de la crise actuelle en Ukraine, où il y a de toute évidente des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, des allégations persistantes de crimes de génocide sont faites de part et d’autre par les parties à ce conflit armé international. Ces allégations de crimes de génocide sont à prendre au sérieux si l’on ne veut plus répéter les erreurs déjà commises en 1994 ou 1995.
D’ailleurs, la déclaration du Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, à l’occasion de la Journée internationale de commémoration des victimes du crime de génocide, le 9 décembre 2019, sonne comme un appel à la vigilance permanente : «Trop souvent, le monde a manqué à son devoir envers les populations menacées de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre et de nettoyage ethnique. Les exemples sont nombreux, et nous les connaissons bien.» «La prévention du génocide n’est pas seulement un impératif moral, c’est une obligation juridique aux termes de l’article premier de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide», a-t-il rappelé, tout en précisant que «la responsabilité de prévenir ce crime incombe au premier chef aux Etats».