L’Eurasie reste une imprécision géographique malgré les travaux de l’un des précurseurs de la géopolitique, le Britannique Halford Mackinder dont les idées ont été approfondies par l’Américain Nicholas Spykman. De leur réflexion est née la théorie stratégique qui, aujourd’hui encore, articule la politique extérieure des États Unis d’Amérique et repose sur une formule, simple mais aux prolongements complexes : “Qui tient l’Europe de l’Est, tient la Russie et qui tient la Russie domine le monde”. Sous ce regard, une quête de rationalité de la guerre russo-ukrainienne ne saurait se détacher de l’environnement créé par deux situations consécutives à la fin de la guerre froide : la dislocation du bloc soviétique et les conditions générales du repli de la diplomatie préventive. Ces deux facteurs expliquent en partie la recrudescence des guerres préventives génératrices de la profonde conflictualité géopolitique en Ukraine.
La grande reconfiguration
Déroulée en accéléré, l’histoire récente des relations internationales témoigne de la persistance des antagonismes dans cette région couvrant approximativement la Russie, l’Asie centrale, la Chine, le Moyen orient et l’Europe de l’Est, théâtre du déclenchement des deux Guerres mondiales mais aussi condensé de conflits latents. Après la chute du Mur de Berlin, le démantèlement de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) et l’anéantissement de l’idéal fédérateur du Maréchal Tito ont conduit à la redéfinition de nouvelles frontières. Sur le flanc sud de ses limites européennes, l’émergence d’une quinzaine d’Etats indépendants a amputé la superficie de l’ancien bloc soviétique d’environ 5 300 000 km2.
La nouvelle configuration affaiblit également le dispositif de régulation résultant de la volonté des fondateurs de l’Organisation des Nations unies (ONU) de bâtir une structure de sécurité collective compatible avec l’existence de deux organisations régionales de défense : l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord (OTAN) et l’alliance militaire issue de l’adoption du Pacte de Varsovie (le Pacte). Malgré la discrète survivance d’une voie de neutralité à côté de celle du non-alignement, la dissolution du Pacte en 1991 produit une asymétrie de la gestion des équilibres de sécurité internationale.
En réalité, ces mutations résultent de l’application méthodique par les États-Unis, entre 1963 et 1980, de la politique de Détente subtilement mise en œuvre par Henry Kissinger, ancien Secrétaire d’Etat sous la présidence Nixon. La démarche visait, d’une part, à négocier avec l’URSS pour contrôler la course aux armements, d’autre part, à ouvrir l’immense espace eurasien à l’économie de marché en vue, à terme, de mettre à nu les faiblesses structurelles du système soviétique et de précipiter son écroulement. D’ailleurs, l’effondrement de l’Union soviétique a été suivi par un triomphalisme américain dont “ La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme“ figurent parmi les expressions les plus retentissantes.
Seulement, après deux décennies de stagnation, à la faveur du renouvellement de sa classe dirigeante intervenu en 1999, la Russie a planifié une réorganisation économique enregistrant quelques grandes réussites grâce à la restructuration de l’agriculture, à la modernisation du secteur énergétique positionné sur le marché extérieur et, surtout, par la relance de son complexe militaro-industriel. Ce renouveau confirme les projections de Zbigniew Brzezinski, ancien Conseiller à la Sécurité du président Carter : “ La Russie a de hautes ambitions géopolitiques qu’elle exprime de plus en plus ouvertement. Dès qu’elle aura recouvré ses forces, l’ensemble de ses voisins, à l’est et à l’ouest, devront compter avec son influence”. Toutefois, si le repositionnement de la Russie, la montée en puissance de la Chine et le relatif recul des États Unis ont ravivé l’espoir d’une nouvelle pluralité régulatrice des désordres internationaux, ces phénomènes surviennent aussi dans un contexte d’altération avancée du multilatéralisme.
Le repli de la diplomatie préventive
Depuis sa création dans un contexte de rivalité idéologique et de clivage politico-économique, l’ONU a enrichi sa doctrine et son action par la mise en œuvre d’une diplomatie préventive. Aux heures cruciales de la dualité Est-Ouest, l’organisation a su atténuer les tensions nées du déploiement des missiles soviétiques à Cuba. Le monde est redevable au Secrétaire général U Thant dont l’action, discrète et engagée, alliant le dynamisme à l’esprit proactif, a permis d’éviter la survenue d’un conflit majeur. Aujourd’hui, l’ONU souffre d’une tare liée à sa nature ambivalente de système et de système d’organisations. Tel un socle rigide sous l’effet de secousses sismiques, l’institution a subi les contrecoups successifs de l’effacement des blocs idéologiques, de la montée du libéralisme, de l’élargissement de sa base d’adhésion et, surtout, de la résurgence de conflits inter-étatiques.
Le regain prospectif apporté par l’“Agenda pour la Paix “ du Secrétaire général Boutros Ghali a juste contribué à gommer quelques aspérités de la transition vers un monde unipolaire. La fin du premier mandat de Koffi Annan ouvre déjà une longue période de brouillage aux effets assombris par la montée du terrorisme. Le régime multilatéral commence alors à s’affaisser. Le Conseil de Sécurité de l’ONU, clé de voûte du dispositif de la sécurité collective, est parfois contourné, souvent bloqué voire manipulé. En vérité, dès 1998, la destruction d’une usine de médicaments au Soudan signe la volonté américaine de s’affranchir des règles du multilatéralisme et, au fond, cette attitude excipe de l’érosion du cadre de la sécurité collective.
Parallèlement, le processus global de négociation du désarmement placé sous l’égide de l’ONU piétine malgré la signature de traités relatifs au contrôle quantitatif et qualitatif des armes nucléaires, à leur production, à leur circulation et à leur prolifération. Même la Conférence du désarmement peine à définir son programme de travail depuis plusieurs années. Un tel environnement ne favorise pas l’instauration de la confiance nécessaire à la préservation de la paix. L’ONU s’éloigne progressivement des fonctions premières de la diplomatie préventive : détecter les signes avant-coureurs des conflits, gérer les différends de manière précoce, stabiliser les rapports inter-étatiques par une implication directe dans les espaces de conflits larvés ou manifestes afin de privilégier la recherche de solutions politiques sur l’usage de la force.
Dans ce contexte, sous l’administration du président Trump, les États-Unis ont posé trois actes assimilables à une remise en cause d’importants résultats issus des négociations internationales sur le désarmement. En mai 2018, le désengagement américain de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien demeure un contre-exemple porteur d’instabilité. Un an plus tard, la dénonciation du traité sur les missiles de moyenne portée (INF : Intermediate-range Nuclear Forces) relance la course aux armements. Le 21 mai 2020, en se retirant du traité ‘’Ciel ouvert” de vérification des mouvements militaires, les États-Unis conduisent la Russie à adopter la même attitude, se libérant mutuellement de l’obligation de transparence sur leurs activités militaires.
Pourtant, fidèles à l’esprit de la politique du “ Reset “ initiée sous la présidence OBAMA et tendant à établir la relation américano-russe sur de nouvelles bases, Washington et Moscou n’ont guère éprouvé de difficulté à renouveler le Traité “New START”(Strategic Arms Reduction Treaty) arrivé à expiration le 5 février 2022.
En réalité, ce succès diplomatique masque de profondes divergences entre les deux puissances sur la question du désarmement des pays d’Europe de l’est et du centre membres de l’OTAN. Dans cette région, la problématique d’une gestion équilibrée des forces a toujours constitué un point de friction entre la Russie et les États Unis. Au surplus, l’imprécision de la politique étrangère de l’Union européenne, oscillant entre désirs d’autonomie et dépendance stratégique à l’égard des États Unis, ravale la négociation multilatérale du contrôle de l’armement en “tête-à-tête” russo-américain.
Le retour de la guerre préventive
L’Ukraine se retrouve au cœur de la rivalité de puissance entre la Russie et les États Unis. Rien de surprenant puisque dans “ Le grand échiquier” Zbigniew Brzezinski a établi dès 1997 que “ l’apparition en Eurasie d’un concurrent capable de dominer ce continent et de défier l’Amérique contesterait la primauté américaine dans cette zone “ pour ensuite préciser : “ le sort de l’Ukraine dictera ce que sera ou ne sera pas la Russie à l’avenir “.
Or, l’élargissement de l’OTAN à l’est de l’Europe et surtout la perspective d’adhésion de l’Ukraine à cette alliance constituent la principale obsession sécuritaire de la Russie. Il est vrai que depuis sa création, par la pensée politique comme par l’activité stratégique, l’OTAN a toujours agi en cohérence avec l’expression de son premier Secrétaire général Lord Hastings Ismay : “ Le but de cette organisation est de garder les Russes dehors, les Américains à l’intérieur et les Allemands au sol ». A elle seule, cette sentence pourrait servir à justifier la politique militaire russe officiellement inscrite dans une logique défensive de dissuasion stratégique et de prévention des conflits. Depuis la débâcle soviétique de 1989 en Afghanistan, c’est seulement en 2015 que la Russie est intervenue sur un théâtre de guerre extérieur de grande envergure, à la demande du gouvernement syrien. Au reste, cette implication a été doublement bénéfique pour Moscou.
En même temps qu’elle accomplissait sa part dans la lutte globale contre le djihadisme, la Russie a contribué à la consolidation du régime légal de Bachar Al Assad. Elle réussissait du coup à reprendre pied au Moyen Orient d’où les Russes avaient été exclus en 1916 du fait de la conclusion des Accords Sykes-Picot sur le partage de l’ancien Empire ottoman entre la France et le Royaume Uni. Mais, avant de s’engager à recouvrer les prérogatives de puissance liées à une présence dans le stratégique hinterland du Moyen Orient, la Russie avait annexé une partie de la Crimée en 2014. Annexion subtilement entérinée par le processus diplomatique qui a mené à la signature de l’Accord et du Protocole de Minsk sous la supervision de l’Allemagne et de la France.
S’agissant de cette invasion de la Crimée en 2014, il conviendrait de relever que, lors de la séance plénière de l’Assemblée générale de l’ONU tenue le 27 mars 2014, la représentante des États Unis avait exprimé une position aux antipodes de celles défendues par son pays aujourd’hui sur la même question : « Les États Unis ont toujours dit que la Russie a des intérêts légitimes en Ukraine ». Il est vrai que, depuis 2001, sous l’emprise d’un statut assumé de puissance dominante, les États Unis se sont arrogés le droit de décider de tout ce qui relève de leur sécurité, de manière unilatérale et sans aucune forme de limitation extérieure. Plus de deux millénaires après la Deuxième Guerre Punique qui avait opposé Rome à Carthage, soixante ans après l’invasion de la Pologne par les forces allemandes, trente-cinq ans après le déclenchement de la Guerre israélo-arabe des Six Jours, les États Unis ont ressuscité la guerre préventive.
D’abord théorisée par les conservateurs au nom de l’exceptionnalisme américain, cette pratique a été par la suite déclinée sur un mode de “ guerre préemptive “ selon le niveau d’immédiateté de la menace. Ainsi ont été justifiées l’opération “ Liberté immuable “ en Afghanistan, les interventions en Irak, à Haïti, en Libye, au Pakistan, les bombardements en Syrie sans l’accord du pouvoir légal. Ces actions ont été pour la plupart conduites dans l’irrespect ou à la marge du droit international. Leur effet certain a été de porter atteinte à la crédibilité du Conseil de Sécurité de l’ONU et, plus généralement, de fragiliser le système multilatéral.
Pourtant, l’historien Paul Schroeder avait prévenu : “ L’annonce par les États Unis d’une politique d’intervention préventive aurait pour résultat logique, notamment, que d’autres pays les imiteraient “. Et puis, en mai 2021, les forces américaines et celles de l’OTAN se retirent d’Afghanistan mettant fin à la plus longue campagne extérieure menée par les États Unis. Au moment de son déclenchement en 2001, c’était une guerre préventive. Elle a été conclue sans aucune certitude sur l’instauration d’un ordre politique conforme aux valeurs démocratiques encore moins sur la promotion pérenne des intérêts stratégiques américains dans cette zone. Cette Amérique là est-elle disposée à retourner en guerre contre la Russie en 2022 pour préserver le territoire de l’Ukraine ?
L’opinion exprimée le 19 août 2015 par Henry Kissinger dans la revue “The National Interest” semblait déjà inciter à la prudence : “ Depuis la Seconde Guerre mondiale, nous avons démarré cinq guerres avec un grand enthousiasme. Mais les faucons n’ont pas gagné à la fin. A la fin ils étaient minoritaires. Nous ne devrions pas nous engager dans des conflits internationaux sans être en mesure, dès le début, d’en écrire une conclusion et sans la volonté de soutenir l’effort nécessaire à l’accomplissement de cette conclusion“.
Le jeu de puissances en Ukraine et le rôle de l’Afrique
La sagesse africaine enseigne que “ Quand deux éléphants se battent, c’est l’herbe qui en souffre “. Transformer son territoire en lieu d’affrontement des rivalités de puissances relèverait aujourd’hui de la naïveté ou de l’incompétence politique. Ce serait surtout ne pas tenir compte de l’implacable interaction énoncée par Carl von Clausewitz : « La guerre est un conflit entre grands intérêts, on la compare au commerce ; encore plus proche de la guerre est la politique qui peut être conçue comme un très grand commerce. Elle est de plus la matrice où grandit la guerre ». En Ukraine, la combinaison de multiples enjeux de puissance révèle, à au moins deux niveaux, l’imposture de la guerre et son caractère aléatoire.
1- L’affrontement des intérêts et le choc des volontés de domination placent ce pays sur la ligne de crête entre deux perceptions difficilement conciliables pour l’instant. Le reclassement des puissances dans un nouvel environnement géopolitique a conduit les États Unis à moduler certains paramètres de leur politique extérieure. En dehors de la période comprise entre 2017 et 2021 la politique étrangère de Washington, parfois trempée de réalisme, s’inscrit globalement dans ses fondamentaux idéalistes, moraux, reposant sur la protection des libertés, des droits de l’homme, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et récusant, subséquemment, la constitution de sphères d’influence. Or, pour la Russie, les sphères d’influence sont une réalité intangible des relations internationales. Perdre son emprise sur l’Ukraine, c’est pour Moscou encourager les projets de la Suède et de la Finlande d’adhérer à l’Alliance.
Ces États frontaliers de la Russie ont participé en 2018 aux plus grandes manœuvres militaires organisées par l’OTAN depuis la fin de la guerre froide. Pour Washington, valider aujourd’hui, par les armes ou par la négociation, le basculement de l’Ukraine dans le giron russe c’est apporter une caution tacite aux ambitions anciennes et renouvelées de la Chine sur Taïwan. Cette perspective semble justifier l’ampleur des sanctions occidentales adoptées à l’encontre de la Russie.
2 – Ces sanctions confèrent au conflit une dimension de guerre économique à finalité politique et militaire dans un espace mondialisé où, sous l’effet d’un virus asiatique, les populations encore convalescentes subissent de plein fouet les conséquences du virus européen de la guerre.
En modifiant un rapport de faiblesse militaire en rapport de force économique, les États Unis et l’OTAN renvoient de nombreux pays à des préoccupations existentielles. Quand l’Europe surveille l’évolution du cours des matières énergétiques, les pays en développement scrutent les fluctuations du prix des produits de base, la Russie observe le flux des échanges yuan-rouble sur le marché financier régional pour pouvoir résister à la déconstruction de son économie. Pendant ce temps, en moins de deux mois de conflit, Lockheed Martin, fleuron de l’industrie militaire américaine, réussit à annihiler la concurrence européenne grâce à la commande de 173 avions F 35. Pour autant, ces contrats pourraient bien rapprocher les États Unis et la Chine qui contrôle 80 % de la production mondiale de “ terres rares “ contenant 17 minéraux indispensables à la fabrication de ces aéronefs.
Dans cet environnement où la monnaie et la guerre font la police de l’économie mondiale, les positions politiques de l’Afrique doivent refléter, à la fois, l’attachement aux principes d’indépendance, de liberté, de souveraineté et la conformité à l’objectif défini par l’Acte constitutif de l’Union Africaine : “ favoriser la coopération internationale en tenant dûment compte de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Ces principes recoupent légitimement ceux du non-alignement inscrits déjà en 1963 dans la Charte de l’Organisation de l’ Unité Africaine et repris en 2002 dans l’Acte constitutif de l’UA.
Talla FALL